Niels Arestrup est mort le 1er décembre. Durant toute sa carrière, il a brûlé les planches et crevé l’écran. Ce passionné était de la race des Raimu et Marlon Brando qu’on venait voir, admirer et craindre à la fois. Cet être à part était un monstre-volcan, l’un des derniers.
Le 29 novembre, je passais l’après-midi avec la merveilleuse Judith Magre, comme je le fais presque chaque semaine. Judith me racontait combien elle aimait Niels Arestrup. Elle ne comprenait pas la réputation d’homme violent qui s’était abattue sur lui. Elle avait joué à ses côtés Qui a peur de Virginia Woolf d’Edward Albee. Judith avait repris le rôle de Martha après que Myriam Boyer, accusant Niels Arestrup de l’avoir étranglée réellement au cours d’une des représentations, eut quitté le projet. « Moi, j’ai rencontré un être exquis. J’en garde un souvenir magnifique. Niels est un être et un acteur extraordinaire. Il fut avec moi un partenaire adorable. On s’embrassait chaque fois qu’on terminait la pièce tellement nous étions heureux », racontait Judith. Ce jour-là, avant que je la quitte, elle me demande une dernière chose : « Je n’ai plus le numéro de Niels. Si vous l’avez, envoyez-lui un message de ma part. Dites-lui que je l’aime et que je pense à lui. »
Je trouve le numéro de l’acteur et lui adresse, dans un message, les mots de Judith. Et j’ajoute : « J’en profite pour vous demander si vous accepteriez de m’accorder une interview sur l’art de l’acteur pour le magazine Causeur. » Le lendemain matin, le téléphone sonne : Arestrup ! Je n’ose répondre : l’angoisse. Cet homme m’impressionne trop. C’est un monstre (que je sacre !). Dernière sonnerie, je décroche. C’est sa femme, Isabelle Le Nouvel. Elle m’explique que Niels Arestrup est en convalescence, qu’il n’est pas en état de parler, mais qu’il souhaitait absolument qu’elle réponde pour lui à mon message. Il veut dire à Judith qu’il l’embrasse et qu’il pense lui aussi à elle. Isabelle ajoute qu’il serait ravi de répondre à mes questions pour Causeur dès qu’il ira mieux. Il n’ira pas mieux. Un mois plus tard, le voilà parti. Terrible nouvelle. Non pas pour cette interview qui me tenait tellement à cœur, mais pour le théâtre, pour le cinéma.
Un monstre sacré
Je déplorais, il y a peu, la mort de Delon et l’arrêt de la carrière de Depardieu. Encore une lourde perte. Cette fois-ci, ça sent franchement le sapin. Les derniers êtres de lumière du monde des acteurs quittent le navire. Quels grands fauves des planches reste-t-il ? Caubère, Michel Fau, Philippe Girard et… qui d’autre ? Les noms me manquent. Qui peut franchement penser que Jean-Paul Rouve ou Pierre Niney puissent remplacer un acteur comme Arestrup ?! Qui atteint aujourd’hui la puissance, l’intensité dramatique de son jeu ? Qui pourrait rivaliser de charisme avec lui ? Il était de la race des monstres de la scène. Un seul regard à l’écran, un seul pas sur le plateau du théâtre suffisaient à susciter la fascination. Il était étrange, dangereux, terriblement humain. Comme Raimu, Michel Simon ou Marlon Brando, il était le Monstre-Volcan qu’on venait voir, admirer et craindre à la fois. C’était un être à part, avec une musique très particulière, une personnalité écrasante. Et puis, surtout, c’était un artiste pur, passionné. Sa vie, il l’avait consacrée au théâtre, servant Molière, Tchekhov, Dostoïevski, Rainer Maria Rilke, Pinter, Strindberg, Duras, Edward Albee, Racine, Pirandello ou encore Jean Genet. Il vivait pour le théâtre et avait d’ailleurs pris la direction du théâtre de la Renaissance. Il avait également monté un cours d’art dramatique. Il n’était pas de ces acteurs qui passent leur temps à donner des leçons de morale, à pétitionner. Non. Lorsqu’il prenait la parole, c’était pour parler de son art. Il se disait d’ailleurs profondément gêné par l’engagement politique des artistes. « Je n’aime pas voir les acteurs la ramener simplement parce qu’ils sont acteurs, et adhérer parfois – pour des raisons qui me paraissent obscures – à des choses qui vont tellement dans le sens du vent… Ça m’irrite parfois beaucoup, déclarait-il dans un entretien avec André Halimi. Je n’ai presque jamais rencontré un comédien ou un chanteur qui ne me dise pas qu’il était de gauche. C’est d’une unanimité extraordinaire ! Il serait tellement mal vu, tellement scandaleux de ne pas être de gauche… »
Mais revenons-en à son art, qu’il pratiquait avec une rigueur extrême. La plupart des artistes ayant travaillé avec lui que j’ai pu rencontrer ne m’ont pas parlé d’un homme violent, ni méchant, mais d’un homme obsédé par son travail, consciencieux, intransigeant. Pour lui, se présenter sur scène devant des spectateurs et porter la parole d’un poète était un acte qu’il fallait accomplir comme un sacerdoce. « La responsabilité d’être le messager du texte d’un homme parfois disparu depuis un siècle ou deux est énorme. » C’est le metteur en scène Peter Brook qui lui avait fait mesurer cette responsabilité. Il y aurait tant à dire sur cet acteur de génie.
Au-delà de l’homme, l’artiste
Je garde de lui plusieurs souvenirs qui resteront gravés en moi. Le souvenir hypnotisant, dérangeant, de son personnage de parrain corse dans Un prophète de Jacques Audiard, c’était la première fois que je le voyais. Quel choc ! Le grand frisson qui parcourait mon corps lorsqu’il entrait en scène, entraînant avec lui une douleur, une passion et un danger qui emplissaient la salle. Son interprétation de Rothko dans la pièce Rouge de John Logan adaptée par Jean-Marie Besset. Quelques extraits de lui dans Qui a peur de Virginia Woolf : un sommet ! Et surtout le souvenir de ma seule rencontre avec lui. C’était dans je ne sais plus quel cocktail. Je l’avais aperçu, un peu isolé, assis à une table avec deux ou trois personnes. Il ne parlait pas. Je désirais aller le voir, mais tout le monde me le déconseillait. « Il n’est pas sympa du tout, je te préviens », me disait-on. Prenant mon courage à deux mains, je me décide à aller vers lui. Je le salue, il me répond du bout des lèvres, peu intéressé. Je lui parle de Raimu et de Galabru, et soudain, son visage s’illumine et sa bouche esquisse un sourire plein de tendresse… Évidemment. Était-il gentil ou méchant ? Peu importe, je laisse ses interrogations à ceux que l’art n’intéresse pas.
C’est un acteur unique, irremplaçable, et le chemin pour devenir cela peut être douloureux, tumultueux. En art, la seule chose qui compte, c’est le résultat. Grâce au cinéma – cette « lampe magique qui ranime les génies éteints », disait Pagnol –, le résultat est là, et nous éblouira, pour l’éternité.