Episode 7 : Avançons masqués
21 avril 2020
Rappel :
La date butoir est annoncée. À partir du 11 mai et sous réserve de bons résultats d’ici là, on commencera tout doucement à ouvrir ce qui est fermé, à reprendre là où on s’est arrêté, à circuler dans un rayon élargi, à condition de respecter les gestes barrières etc. toujours en vigueur. Le port du masque sera obligatoirement facultatif.
Le visage
À choisir, je préfère me passer de la bise amicale que de vivre entourée de visages annulés. Je me contenterais facilement d’embrasser mes intimes, quitte à saluer les amis à la japonaise avec un petit geste de la tête et un discret humm. Le masque me pose problème au niveau esthétique, culturel et relationnel.
Je ne me lasse jamais de contempler un visage humain. Le visage me parle, les traits se mettent entre mes doigts, on écrit ensemble. Écrire un visage… c’est un défi immense. Ma sœur, sculpteur, sait le faire en argile et en bronze. J’en parlerai plus longuement dans un épisode sur la Chine.
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Le masque dit chirurgical est moche. Les variations stylées sonnent faux. Les connotations sinistres collent à la peau de ces masques qui bâillonnent, dissimulent, cachent et effacent, coupant le courant qui court du front au menton, la lumière, le sourire, la sensualité, la parole.
Le masque de politesse me gêne quand je suis au Japon. Bien intentionné, pour épargner aux autres les déjections du banal rhume, le masque colle trop bien, je crains, à une demande d’uniformité, d‘effacement et d’anonymat. En revanche, il y a de beaux gestes traditionnels, la main en écran devant la bouche d’une femme qui parle, qui avale un morceau de sushi. Pourquoi pas un éventail anti-corona?
Quant à se protéger avec un bout de tissu quelconque, ça n’a pas l’air de marcher pour l’Iranienne en niqab. On a beau dire, chez nous, que le visage découvert est essentiel en démocratie, c’est tout un travail à refaire. Dans un avenir proche ou lointain. Quand on s’en sera vraiment sorti-de-sorti. Dans une fourchette allant de quelques mois à quelques années, selon le spécialiste qui se prononce.
Même si les restaurants ne seront pas ouverts le 11 mai, on va éventuellement se réunir en famille, entre amis. Comment faire ? On enlève le masque pour manger ? Chez nous on enlève les chaussures. Le chancelier Sebastien Kurtz a exposé sur CNN la méthode autrichienne de déconfinement ordonné. Les restaurants, c’est à la deuxième étape. On respectera les gestes barrières, on portera le masque … Comment ? Tout autrichien qu’il soit, Herr Kurtz n’a pas su nous dire comment on fera pour manger. Bref, on n’est pas à une contradiction près !
Mon frère a transmis un recueil de photos prises aux USA pendant la pandémie de grippe espagnole. Tout le monde est masqué. 50 millions de morts. Ça a fait combien de fois le tour de la terre ?
Le faciès du Covid-19
Ça alors, c’est un masque d’un autre genre. Alors que le drame des cas sévères se joue derrière un écran de discrétion, on voit à la télévision des hommes d’État, des sportifs, des médecins et de simples citoyens frappés « modérément » du Covid-19. Délavés, ébouriffés, faibles et, pire que la mauvaise mine, le faciès du diable cornu.
Pris entre les griffes du Covid-19, méconnaissable, chancelant, désemparé et fatigué au-delà de l’épuisement, tu traines comme une âme perdue, tu tombes dans un sommeil noir d’encre. Le récit du passé récent est brisé, le souvenir de la maladie est flou. Il y a des rechutes, des coups de barre, des symptômes bizarres. Pour moi c’est la peau. Vexée. Lait corporel, pommade, huile sèche, rien ne la console. C’est la face cachée de la peau qui gratte.
Confinement bio
Le confinement, tout le monde le connaît. Neuf mois, niché au cœur du ventre de la mère. D’accord, c’est étudié pour. On est petit, on n’a pas encore découvert le vaste monde, c’est un plaisir profond qu’on recherche de façon symbolique tout le long de la vie, le désir de se sentir enveloppé d’amour chaleureux, de flotter dans les eaux du plaisir. Sortir trop tôt est périlleux mais à terme ça finit par coincer. Ce mini-corps avec ses membres et son esprit tend vers un ailleurs où il peut s’activer. Pour la mère aussi ça devient trop lourd à porter.
Aujourd’hui, elles accouchent seules, nov-cor oblige. A mon époque, le père n’avait pas le droit d’y assister. Mariée alors à un médecin, j’ai profité d’une dérogation [la suite ici : madonna madonna]. D’innombrables projets sont figés depuis le 17 mars… la grossesse se poursuit dans un monde brusquement amputé. Le cercle convivial qui chérit la femme doublée d’une vie intérieure qui bouge est réduit aux Zooms et autres SMS. La femme au seuil de donner la vie se méfie de hôpital qui porte la mort par Covid-19 dans son ventre. Il y a des cas qui brisent le cœur, de femmes infectées, comateuses, qui enfantent.
Un fier sceptique au chevet d’un mourant
En fait, le confinement est « imposé » sur une population consentante, terrorisée, pourchassée, sans défense contre un ennemi féroce … C’est simple. On court et on se cache.
Mais les fiers sceptiques n’ont peur de rien. Les chiffres ? Bof. Vingt infectés ou cinq cent vingt mille, c’est du pareil au même. Cinq morts par jour ou deux mille cinq cent, la mort c’est la vie, et des chiffres on en trouve pour tous les goûts. Pendant que les soignants se dépensent et se dévouent depuis de longues semaines au dernier cercle de l’Inferno, le fier sceptique, du haut de son fauteuil, pérore. « En fait, les autorités ont exagéré. Au fait, ont-ils pensé aux dégâts d’une économie en rade ? Au contraire, il restait, à la fin, plusieurs places libres en réanimation. Tout compte fait, j’avais raison. Les vieux, tu sais, ils ont vécu. Les jeunes qui meurent de cette maladie, à vrai dire fort banale, c’est plutôt l’exception. »
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On va te packager, cher collègue, en tenue de protection de la tête aux pieds. Tu vas t’asseoir à côté d’une affligée entubée, connectée au respirateur, branchée à plus de câbles qu’un poste de travail informatique haut de gamme. C’est ici qu’il faut prononcer ton discours. « Vous savez, ma p’tite dame, il n’y a pas que la santé dans la vie, la santé, ce n’est pas la valeur absolue. C’est le bonheur. Il faut finir avec cette médicalisation à outrance. Lisons Cicéron…» Il aurait poursuivi l’étalage de son savoir si le tintamarre d’alarmes émis par l’écran clignotant n’avait pas alerté une demi-douzaine de soignants en combinaison blanche qui arrivent en courant. Choqué, notre penseur se croit transporté dans le studio d’une chaîne d’info en édition spéciale.
Immunité du troupeau
À l‘approche d’un début de fin de confinement, on comprend que le gouvernement gouverne et le nov-cor règne. Il n’y a pas d’autre choix que l’immunité du troupeau et on est loin du compte. Si le confinement pèse, le relâchement portera des risques accrus de l’attraper. Pénurie de tests, doutes sur leur fiabilité, manque d’anticorps, questions sur la durée de protection. Les immunisés sont-ils vraiment hors de danger ? Les traitements sont-ils tous aussi rêveurs les uns que les autres ? Que devient l’espoir de confectionner tôt ou tard un vaccin si le nov-cor échappe à tout piège ? Un virus plus futé que les grands scientifiques du 21e siècle ! Se moquer de la stratégie d’un État, féliciter un autre de ses bons résultats, se demander pourquoi on est plus mauvais qu’un voisin, moins pire qu’une grande puissance … Et si ce jeu s’avérait vaine concurrence de maîtrise illusoire ?
L’âge de la retraite
On a eu chaud ! Il était question de laisser gambader les fortiches et de garder les vulnérables en confinement-plus jusqu’à Noël. Les faiblards, quoi, les vieux qui gonflent les chiffres de mortalité, faisant honte à la nation. Ouais, c’est logique. On leur apportera le repas et l’iPad pour skyper avec les proches … Ouais… Les vieux, tu sais … Ouais … Au-dessus de 65 ans. Mais non ! Ceux qui râlent quand on leur demande de travailler jusqu’à l’âge de 65 ans ne veulent pas être du mauvais côté de la ligne de partage nov-cor ! Enfin, ce sera à la discrétion de l’intéressé.
Il y a des métiers qui disparaissent-forgeron, poinçonneur du métro, photographe sportif-et des indépendants qui travaillent jusqu’au dernier souffle. Et nous, qui avançons main dans la main.
À suivre, Episode 8 : Voyons voir comment on fait face à la pandémie au Japon / hazukashi et en Israël / Etat- mère juive…
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