Chanteuse aux mille vies, aussi discrète à la ville que bête de scène, Nicoletta sort un nouvel album. Amours & Pianos ne couronne pas uniquement cinquante ans de carrière, il nous prouve que la « petite sœur » de Ray Charles a encore beaucoup de choses à nous dire.
« On est libre quand on commence à se foutre de ce que disent les gens de nous. » Nicoletta prononce cette phrase par un après-midi d’automne, dans le salon aux meubles vintage d’un joli hôtel du 9e arrondissement de Paris. Du haut de son mètre soixante et de ses 76 ans, cette dame me parle immédiatement comme à une amie. Et durant notre conversation à bâtons rompus, elle se met à me tutoyer. Je n’ose pas lui rendre la pareille.
Notre soul sister française qui, selon Ray Charles, aurait mérité d’être noire, a sorti un album le 21 septembre dernier : Amours & Pianos. Elle y reprend ses plus grands succès, de Mamy Blue à Ma vie c’est un manège, avec des arrangements dépouillés, un piano, la trompette d’Éric Truffaz, son complice de toujours, et des chœurs de gospel. Cet écrin pour sa voix puissante, parfois un peu voilée, nous permet de redécouvrir des chansons qui ont bercé notre enfance et accompagné notre existence. « On a beau avoir accompli un long chemin, on n’est jamais sûr de soi. Je me suis parfois surprise moi-même en réécoutant ces chansons. » Nicoletta, c’est la sincérité élevée au rang des beaux-arts, une spontanéité de gamine, avec la sagesse de quelqu’un qui a vécu mille vies. Comme si, après cinquante ans de carrière, elle n’en revenait toujours pas d’avoir accompli ce chemin, d’être passée de la petite Nicole Grisoni, née dans un village de Savoie à la frontière franco-suisse, à Nicoletta, interprète d’Il est mort le soleil et déambulant dans les rues de Harlem, vêtue d’une robe Paco Rabanne, au bras de Ray Charles vêtu, lui, d’un manteau de cuir turquoise à col d’Astrakan…
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Une force vitale
Son enfance est digne d’un roman misérabiliste. Sa mère étant déficiente mentale, elle est élevée par sa grand-mère. La jeune fille se retrouve, dès lors, être la mère de sa mère. Mamy Blue lui est dédiée. Elle l’enregistre peu après la mort de celle-ci, terrassée par un cancer, lorsque Nicole a 19 ans. Cette disparition a été pour elle une tragédie. Elle n’était pas à ses côtés pour lui dire adieu et a failli en mourir de culpabilité, quitte à aider le destin, avec cette tentative de suicide qui la laisse plusieurs jours dans le coma. À son réveil, elle comprend qu’il faut qu’elle vive. Pour elle-même autant que pour sa mère. « Je ne reviendrai plus jamais, dans ce village que j’aimais où tu reposes à tout jamais désormais. » Et de cette mère si différente, elle parle aujourd’hui sans une ombre de pathos, avec un amour que l’on sent infini et les larmes aux yeux.
Comme Elvis, elle commence à chanter à l’église, où elle découvre le gospel – qu’elle popularisera par la suite en France. Ses débuts se jouent à Paris. Elle y vient pour tenter sa chance, mais multiplie les petits boulots pour survivre, dont celui de DJ (« disquaire », disait-on à l’époque) dans un club de Saint-Germain-des-Prés. Une femme DJ, c’était alors rarissime, mais Nicoletta n’a jamais eu peur de rien, aidée en cela par son petit côté « mec casse-cou » et une force vitale hors du commun. Elle veut chanter et elle chantera. Comme pour d’autres, c’est Barclay qui la repère et qui lui met le pied à l’étrier : ce sera une carrière débridée.
Nicoletta fourmille d’anecdotes sur le show-biz des années 1970. Ses débuts en première partie de Claude François qui lui coupait le micro car il ne supportait pas qu’on lui fasse de l’ombre, les tournées épuisantes et rocambolesques, et surtout la franche camaraderie (exception faite de Cloclo) qui régnait entre tous ces artistes du temps béni de la variété : « On s’amusait, aujourd’hui tout est trop sérieux. » Elle a toujours des amis dans ce milieu, dont la grande Véronique Sanson qu’elle considère, à raison, comme l’égale de Barbara. Preuve de cette proximité, c’est elle qui lui a payé le billet d’avion lorsque Sanson s’enfuit avec le chanteur américain Stephen Stills, prétextant aller acheter des cigarettes… Nicole, c’est la copine sur qui on peut compter.
Même si sa carrière se fait plus discrète à partir des années 1980, Nicoletta reste à l’affût pour multiplier les collaborations, dont la plus connue est son duo culte avec Bernard Lavilliers : Idées noires. Elle chante avec le sulfureux Joey Starr, et même pour notre critique rock national, Patrick Eudeline, qui lui a écrit une chanson. Comme je le connais bien, je l’ai appelé en visio de chez Nicoletta pour qu’ils se parlent. Exit mon interview. J’ai dû laisser ces vieux potes à leurs retrouvailles !
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Dans son dernier album, figure, parmi des titres canoniques, un inédit, une chanson écrite par Carla Bruni : Mon Jésus-Christ. C’est que Nicoletta a la foi. Nous n’abordons pas le sujet, peut-être trop personnel, pour nous concentrer sur sa vie et sur sa musique qui lui a donné « la clé de l’amour, la liberté ». Et surtout la scène. Elle se produira à Paris, au Lido, les 4 et 7 novembre. Elle a tenu à cette légendaire salle de spectacle, située sur les Champs-Élysées, en souvenir du visage de sa grand-mère, à la fois incrédule et émerveillé, à la vue des portraits géants de sa petite-fille au fronton de cette même salle, lorsqu’elle s’y était produite pour la première fois. Tant qu’il nous restera des Nicoletta, le soleil ne mourra pas.