Secret story


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« Il n’est point de secret que le temps ne révèle », a écrit Racine[1. Britannicus]. Heureux, les hommes de l’âge pré-numérique ! De nos jours, il n’est point besoin de temps pour que nos secrets soient tambourinés en place publique. À l’ère de Facebook, du téléphone intelligent (c’est-à-dire espion) de la NSA et de Mediapart, rien de ce qui vous est personnel n’est étranger à votre voisin. Quand l’indiscrétion est un devoir et la délation un acte de résistance, nos conversations peuvent être écoutées, nos amours épiées, nos achats décortiqués et nos affaires étalées aux yeux de tous. Non pas que nous vivions sous le joug d’un pouvoir totalitaire : ce que notre situation a d’inédit, c’est que chacun se croit autorisé à être le gardien – ou le flic – de son frère, mais aussi son contrôleur fiscal, son directeur des impôts, son confesseur ou son conseiller conjugal. Bref, seules nos pensées sont aujourd’hui assurées de demeurer privées. Et peut-être pas pour très longtemps : des chercheurs d’Oxford, Genève et Berkeley étudient la possibilité de pirater le cerveau humain pour en extraire des informations. Au point qu’on pourra bientôt proclamer avec Flaubert : « Big Brother, c’est moi ! »[access capability= »lire_inedits »]

Il n’est tout de même pas anodin qu’en quelques jours, on ait appris que l’un des plus proches conseillers du Prince enregistrait clandestinement les conversations et les réunions auxquelles il assistait, que le Prince en question avait été placé sur écoute par deux magistrats, et enfin que les services secrets avaient un accès libre aux données transitant par le réseau Orange, opérateur de millions de Français pour leur accès Internet et leur courrier électronique. Autrement dit, la DGSE peut, en dehors de tout cadre légal, accéder à vos messages. La confidentialité et la sécurité, dont toutes les grandes boutiques du Web se targuent d’avoir fait leur priorité, ne sont plus que des slogans publicitaires ou des vœux pieux. Au passage, les clients d’Orange ont reçu cette semaine-là un courriel intitulé : « Orange vous écoute ». Heureusement, l’actualité est parfois farceuse…

On dira que tout cela n’est guère neuf et que, dans la Florence des Médicis, on espionnait tout aussi activement que dans la France de François Hollande. Sans doute, mais deux « détails » ont considérablement modifié la donne.

D’une part, la technologie met l’espionnage à la portée de tous : ainsi peut-on se procurer sur le Web des logiciels explicitement destinés à pirater l’ordinateur de son « partenaire », comme on dit aujourd’hui. À cela s’ajoute le pire défaut d’Internet : sa mémoire d’éléphant. Sachez-le : tout ce que vous avez dit, écrit ou fait un jour pourra se retourner contre vous. Votre passé vous colle à la peau : c’est ce qu’on appelle l’« empreinte numérique », quoique le terme de « boulet digital » conviendrait tout autant. D’autre part, si autrefois, on se cachait pour espionner, aujourd’hui, c’est souvent un titre de gloire… et une source de profits. Le magazine Closer, qui avait révélé la liaison du chef de l’État avec Julie Gayet, a été condamné à payer 15 000 euros à l’actrice pour « atteinte à la vie privée ». Mais si l’on compare la sanction aux centaines de milliers d’euros engrangés grâce aux amours présidentielles, on peut penser que la justice encourage grandement le journalisme de trou de serrure.

Au royaume de la transparence, la surveillance est reine. Surveillance volontaire, pour une grande part, quand l’exhibitionnisme rencontre le voyeurisme. Mais quoi qu’on pense de la tendance contemporaine à se montrer, elle ne rend pas moins inquiétante la revendication citoyenne d’un droit de savoir. Cependant, nous ne sommes pas tous égaux face au secret. D’abord, certains, par leur fonction, sont invités à se mêler des affaires des autres : on ne les appelle pas « espions » ni « concierges », mais « lanceurs d’alerte », « journalistes d’investigation »… ou « juges d’instruction ». Ensuite, ce qu’on entend cacher, ou qu’on ne veut pas montrer, ne suscite pas le même intérêt selon que l’on est puissant ou misérable. Mais il n’est pas besoin pour autant d’avoir été chef de l’État pour susciter la curiosité de ses semblables. Au contraire, ce qui est arrivé à Nicolas Sarkozy peut arriver à quiconque a l’heur de déplaire à des juges ou à des journalistes qui se sentent investis d’une mission sacrée. À l’aune de leur vertu, personne n’est innocent.

« Si l’on n’a rien à cacher, il n’y a pas de problème à être écouté » : la formule de Benoît Hamon a glacé tous ceux qui l’ont entendue. Si on voulait badiner, on lui rétorquerait que quand on n’a rien à cacher, on n’a rien à montrer. Mais quand un ministre de la République fait si peu de cas de cette grande conquête de notre civilisation qu’est le droit à la vie privée, on n’a pas tellement envie de rire. C’est que, sauf à devenir des êtres sans consistance et finalement sans existence, nous avons tous quelque chose à cacher. Placez n’importe qui sur écoute pendant des mois, vous trouverez forcément, sinon un délit pénal, du moins quelques turpitudes ou défaillances dont nul n’a envie qu’elles soient portées à la connaissance de ses contemporains. Au jeu pervers de la transparence, nous sommes tous coupables. À ce compte-là, on regrettera vite le péché originel : tant qu’à subir les foudres d’un juge impitoyable, mieux vaut un Dieu transcendant qu’un « journaliste de gauche », comme disait Guy Debord[2. « Je ne suis pas un journaliste de gauche : je ne dénonce jamais personne. » Cette mauvaise réputation…, Gallimard, 1993.], ou un juge adhérent du Syndicat de la magistrature qui peut vous aligner dans un prétoire après vous avoir épinglé sur le « mur des cons ».

La proximité temporelle et les similitudes fonctionnelles ont pu donner l’illusion que l’affaire des enregistrements clandestins et celle des écoutes de Nicolas Sarkozy relevaient de la même problématique. En réalité, Patrick Buisson est un espion à l’ancienne, si tant est que le terme « espion » soit adapté : après tout, si l’ex-éminence grise s’est rendue coupable d’une grave indélicatesse – doublée d’une incroyable maladresse qui a permis à ces enregistrements de se retrouver dans la nature où ils se baladent peut-être encore –, il n’était pas, que l’on sache, caché dans un placard, mais assistait très officiellement aux réunions qu’il enregistrait. Contrairement au majordome de Liliane Bettencourt, qui laissait traîner un dictaphone pour capter des conversations auxquelles il ne prenait pas part. Et à la différence de l’aimable employé de la Fédération française de football qui a balancé à Mediapart l’enregistrement d’une réunion interne supposé étayer le procès en racisme intenté à Laurent Blanc, Buisson n’a pas été à l’origine de la divulgation des documents – qui lui a d’ailleurs valu des ennuis mérités. Cela n’excuse nullement la trahison personnelle, mais devrait peut-être inciter à relativiser son forfait.

En revanche, l’affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy est emblématique de ce que pourrait devenir la vie humaine soumise à l’impératif de transparence : un cauchemar. À travers elle, on peut en effet observer le cœur du réacteur où s’opère la fusion de deux hubris : celle des juges et celle des journalistes.

On lira dans les pages qui suivent des analyses fournies des mécanismes judiciaires et politiques à l’œuvre. Rappelons simplement que deux juges d’instruction enquêtent sur un éventuel financement de la campagne Sarkozy de 2007 par la Libye de Kadhafi, sur la base d’un document assez fumeux qui s’est avéré être un faux. Bien que leurs investigations ne leur aient pas permis de procéder à des mises en examen, les deux magistrats ont ordonné le placement sur écoute de l’ancien chef de l’État. La suite est connue : les conversations avec Thierry Herzog, les « bâtards de Bordeaux », les allusions à un magistrat soupçonné de vouloir entraver le cours de la justice et l’ouverture d’une nouvelle instruction pour « trafic d’influence » et… « violation du secret de l’instruction », ce qui est désopilant quand on pense que la caractéristique des affaires dites « politico-financières » est que les instructions sont menées à ciel ouvert, les pièces du dossier étant équitablement réparties entre quelques journaux. Il est bon, dira-t-on, que nul ne soit au-dessus des lois : mais justement, les lois garantissent à chaque accusé un procès équitable et contradictoire. Or, de DSK à Sarkozy, on assiste plutôt à des lynchages en bande organisée.

On a répété sur tous les tons que ces écoutes étaient légales – ce qui est éminemment contestable vu qu’elles ont été décidées en l’absence d’« indices sérieux et concordants » de l’existence du délit présumé. De toute façon, on n’en saura rien : l’écouté n’ayant pas été mis en examen, il ne peut pas contester la légalité de la procédure. Pratique, non ?

Il est certain qu’on n’assiste pas à des arrestations arbitraires ou à des internements d’opposants commandités en haut lieu. Les membres du gouvernement, Christiane Taubira en tête, ont pris les Français pour des buses en jurant qu’ils n’étaient au courant de rien – ce qui signifierait d’ailleurs que la République est bien mal tenue. Que François Hollande ait reçu deux journalistes du Monde le jour même où ils révélaient l’existence des écoutes vaut, sinon aveu de complicité, brevet d’approbation. Le chef de l’État, garant des institutions et de la Constitution, ne trouve rien à redire à une violation flagrante du secret de l’instruction : décidément, le pouvoir n’est pas là où l’on croit.

En revanche, quand nos gouvernants jurent que la justice est indépendante, il faut les croire. Mais justement, c’est cette indépendance qui fait peur. Quand deux magistrats peuvent écouter, sans rendre de comptes à personne, une personnalité politique de premier plan – et par la même occasion, tous ceux qui l’appellent –, on aimerait qu’ils soient un peu moins… indépendants. Car le résultat de cette merveilleuse indépendance, c’est qu’on nous annonce régulièrement en gros titres que Nicolas Sarkozy est cerné par les affaires, alors qu’à ce jour, les dossiers semblent plutôt vides. Difficile, dans ces conditions, de ne pas penser que les juges se sont donné une mission : trouver les casseroles judiciaires susceptibles de légitimer l’anti-sarkozysme frénétique d’une partie de la gauche et de nos plus éminents médias.

Inutile de dire que la publication, le 17 mars, par Mediapart, de transcriptions issues de ces écoutes n’a pas déclenché un scandale. Au contraire, la plupart des journalistes ont applaudi et repris sans vergogne les éléments de langage fourni par le site d’Edwy Plenel. Ces écoutes laissaient penser que l’ex-président était informé par un magistrat sur l’enquête Bettencourt. Traduction, par Mediapart : Sarkozy a mis sur pied un « cabinet noir » pour tenter d’entraver la marche de la justice. À ce compte-là, tout politique ayant des relations dans la haute fonction publique, la magistrature ou la police est suspect de conspiration. Au fait, les journalistes de Mediapart n’auraient-ils pas, eux aussi, des amis bien placés qui leur fournissent des documents hautement confidentiels : faudrait-il parler à ce sujet de « cabinet blanc » ?

On conviendra que les mines outrées et les airs offusqués des commentateurs soudainement intraitables sur la correction langagière – M’dame, il a dit « bâtard » ! – étaient un spectacle hilarant. Celui de Fabrice Arfi, de Mediapart, et de ses confrères du Monde, reçus avec la déférence due à leurs hauts faits d’armes, l’était un peu moins. « Quand le doigt montre la lune, l’idiot regarde le doigt », dit le proverbe. Ce jour-là, les idiots regardaient la lune quand c’est le doigt qui aurait dû focaliser leur attention. Car ce qui est grave, ce n’est pas le contenu des écoutes mais le fait qu’elles aient été divulguées au mépris des règles fondamentales de notre droit : sans secret de l’instruction, il n’y a pas de présomption d’innocence et sans présomption d’innocence, il n’y a pas de justice. Et sans justice, nos libertés sont en danger.

On se félicitera donc que Nicolas Sarkozy ne soit pas du genre à tendre la joue gauche. Le 21 mars, il répliquait dans une longue et solennelle tribune publiée par Le Figaro. « Si j’ai décidé de rompre le silence, écrivait-il, c’est parce que des principes sacrés de notre République sont foulés aux pieds avec une violence inédite et une absence de scrupule sans précédent. » Avant de lâcher sa bombe, au détour d’un paragraphe : « Aujourd’hui encore, toute personne qui me téléphone doit savoir qu’elle sera écoutée. Vous lisez bien. Ce n’est pas un extrait du merveilleux film La Vie des autres sur l’Allemagne de l’Est et les activités de la Stasi. Il s’agit de la France. » L’évocation de la sinistre police politique est-allemande a, on s’en doute, suscité une salve d’imprécations. Admettons que l’ancien président s’est montré excessif, car il s’agit encore d’une Stasi à visage humain. N’empêche : quand le gibier fait face à la meute, on applaudit.

Pour Edwy Plenel, la presse et la justice sont des contre-pouvoirs au service des citoyens. Il se réjouit de voir que les puissants tremblent devant la sainte alliance des juges et des journalistes, arbitres autoproclamés des élégances démocratiques et morales. Sauf que l’on ne voit pas pourquoi leur furie purificatrice s’arrêterait aux puissants. Coupable ou pas, le malheureux qui se retrouve dans les griffes des vertueux a toutes les chances de voir ses secrets étalés à la « une » des journaux. Alors, j’avoue : j’ai peur de la justice et de la presse de mon pays.[/access]

*Photo : Henri Collot/SIPA. 00679365_000001.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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