Notre justice passionne les foules – à défaut de toujours les rassurer. La mise en examen pour « abus de faiblesse » de Nicolas Sarkozy a déclenché une guerre totale entre zélateurs et contempteurs du juge Jean-Michel Gentil.
Dans le camp de Gentil, donc des gentils, on reproche aux méchants sarkozystes leurs commentaires peu flatteurs à l’encontre d’un juge d’instruction qui, guidé par sa seule conscience, ose appliquer la loi aux puissants. Il est vrai que certains ténors de l’UMP n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère en traitant le magistrat de « déshonneur de la justice » à lui seul, la droite dans son ensemble critiquant une justice partiale voire aux ordres du pouvoir actuel.
On pourrait sourire et compter les points. Sauf que cette bataille de chiffonniers pose de très sérieuses questions sur le fonctionnement de la Justice. Il faut d’abord rappeler que la procédure d’instruction prétendument secrète a fugué depuis belle lurette de son domicile familial, le cabinet du juge, pour aller s’exhiber un peu partout, notamment dans certaines rédactions.
Le secret de l’instruction est désormais une fable inscrite dans le Code pénal à laquelle même les enfants ne croient plus. Si l’instruction est sujette à fuites, la mise en examen provoque un vrai déluge : à peine Nicolas Sarkozy a-t-il quitté le Palais de justice de Bordeaux que la nouvelle tourne à plein régime sur les télés d’information continue, sur le Net, dans les conversations mondaines…
Les journalistes se bordent en agitant un amusant gri-gri en forme de précaution oratoire. Sur toutes les chaînes, on répète en boucle que l’ancien chef de l’État est fortement soupçonné d’avoir soutiré de l’argent à une nonagénaire en profitant de son gâtisme, avant de prononcer sur un ton goguenard la formule rituelle : « Il bénéficie de la présomption d’innocence. » Traduction subliminale : il est coupable mais on ne peut pas le dire. En somme, les médias invitent leurs ouailles à pratiquer une sorte de coitus interruptus mental. Le grand public, un peu perdu dans ce dossier à tiroirs, finit par s’en remettre à la sagesse populaire : chacun sait qu’il n’y pas de fumée sans feu, notamment chez autrui.
Il y a quelque tartufferie à s’offusquer que le mis au pilori se défende. Quand on met en examen un ancien président de la République, il faut accepter que cette décision puisse être critiquée. Certes les hussards et les grognards de l’UMP ont allègrement confondu la décision et celui qui la prenait. Mais à bien y réfléchir, le juge Gentil a agi exactement de la même façon. Peut-on croire que sa décision n’était pas calibrée pour la personnalité de celui qui l’a subie ?[access capability= »lire_inedits »]
Rappelons que le juge soupçonne Nicolas Sarkozy d’avoir, en 2007, obtenu des fonds de l’héritière de L’Oréal pour sa campagne électorale, en violation des dispositions légales. Seulement, Jean-Michel Gentil ne dispose apparemment pas d’éléments matériels indiscutables pour étayer ses soupçons : pas d’enveloppes, ni de trace de réception d’argent par le candidat, mais deux témoignages, dont celui d’une personne décédée, et la vague coïncidence de dates entre la ou les visites de Sarkozy chez les Bettencourt et des retraits en liquide effectués par ceux-ci. De plus, même si le magistrat avait déniché des éléments plus probants, il ne pouvait pas en faire grand-chose, sauf à déployer une certaine créativité juridique : au début de son instruction, le délit de financement illégal était déjà couvert par la prescription. Le juge a alors sorti un joker auquel même Mediapart n’avait pas pensé : l’« abus de faiblesse » qui, heureuse coïncidence, n’est pas prescrit. Des esprits soupçonneux en déduisent qu’il voulait « se payer » Nicolas Sarkozy à tout prix, et qu’il a cherché un moyen légal pour parvenir à cette noble fin. Je me garde bien de souscrire à cette hypothèse farfelue.
Reste un détail à régler : aussi symbolique soit cette mise en examen, elle ne vaut pas condamnation, ni même comparution.
Pour Jean-Michel Gentil, l’essentiel reste à faire : il lui faut maintenant établir que Nicolas Sarkozy a soutiré de l’argent à la généreuse milliardaire en sachant que celle-ci n’avait pas toute sa tête. Or, ce que l’on sait de la saga familiale qui a passionné la France est loin de corroborer cette thèse. En 2009, lorsque Françoise Meyers-Bettencourt a porté plainte contre François-Marie Banier, jamais la moindre mesure de protection de sa mère n’avait été envisagée ni a fortiori mise en place. C’est seulement après l’ouverture d’une instruction qu’une expertise affirmera, en 2011, en contradiction avec l’avis d’un premier spécialiste, que Liliane Bettencourt était en situation de faiblesse dès 2006… Cette conclusion rétroactive indique au minimum qu’on n’a aucune certitude sur l’état de santé de Mme Bettencourt en 2007, période des faits reprochés à Nicolas Sarkozy. Si faiblesse il n’y avait pas, même un homme aussi malfaisant que lui ne pouvait en abuser. Pour mettre en examen Nicolas Sarkozy, il fallait donc tenir pour plausible qu’il ait constaté l’état de faiblesse de la vieille dame et pu poser ainsi un diagnostic médical sur lequel d’éminents neurologues divergent… Les « Guignols de l’info », qui enchaînent des sketchs dans lesquels Nicolas Sarkozy manipule allègrement celle qu’ils appellent « Mamie Zinzin », détiennent sans doute la vérité.
Si l’instruction aboutit à un renvoi devant le tribunal, les chansonniers de Canal+ seront-ils cités comme experts ou seulement comme témoins ? Le juge Gentil a pourtant estimé disposer de suffisamment d’indices sérieux et concordants pour frapper. Dans un premier temps, ayant pour unique « biscuit » le rendez-vous reconnu par Nicolas Sarkozy en février 2007, mais uniquement avec André Bettencourt, il l’avait placé sous le statut de témoin assisté. Les témoignages du personnel de Mme Bettencourt l’ont décidé à passer à la vitesse supérieure. À en croire le majordome adepte de l’enregistrement-pirate, et d’autres employés de la maison, au cours de l’année 2007, Nicolas Sarkozy se serait rendu au domicile des Bettencourt, non pas une fois comme il l’affirme, mais deux fois, voire plus. La preuve, ou presque : ces témoins ont décrit sa tenue vestimentaire : col roulé une fois, et costume l’autre (ou les autres) fois. Avec de telles évidences, il est cuit ! Imaginons la scène : Nicolas Sarkozy s’invitant à deux reprises chez ses riches voisins et contraignant une vieille dame un peu dérangée à lui remettre de l’argent sous les yeux de son personnel pléthorique. Tout est possible, dit-on. On m’accordera que cette version ne brille pas par sa vraisemblance.
On peut donc, sans faire injure au magistrat, se demander si les ressorts de cette mise en examen sont complètement rationnels. Sarkozy a souvent été accusé (pas totalement à tort) d’« hystériser » les relations. Il est possible qu’il ait réussi au-delà de ses espérances avec le juge Gentil. Ce dernier n’a pas forcément goûté d’être rangé dans la corporation des « petits pois ». Il partage peut-être l’aversion folle de la gauche et des médias pour l’ex-président, érigé en figure démoniaque.
On n’ose penser, en revanche, que cet honorable magistrat ferait de notre droit une lecture de classe, en accordant par principe plus de foi à la parole des petits et des sans-grades (les domestiques) qu’à celle des puissants.
Une telle question est-elle passible de poursuites disciplinaires ou judiciaires ? On verra…
En attendant, la droite se trompe en prêtant au juge Gentil des arrière-pensées politiques. On a plutôt l’impression qu’il se sent investi d’une mission morale. C’est encore plus inquiétant.[/access]
*Photo : mayanais.
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