Les chansons de Sophie, série d’été
Cette chronique, je la dédie à mon père, qui nous a quittés par une maudite nuit caniculaire de l’été 2020. La peine s’estompe, et les souvenirs reviennent. Il était ce qui convient d’appeler un intellectuel, en effet, il enseignait la littérature à l’Université. Cependant, comme moi, il adorait la culture populaire, les chansons de variétés, les films de de Funès que nous regardions ensemble… Je me souviens encore de son rire devant les mimiques du grand Louis. Je l’entends encore me dire : « Joe Dassin est un grand » alors que nous regardions religieusement une émission des Carpentier. Les chiens ne font pas des chats…
Au mitan des années 70, Nicolas Peyrac fit son apparition dans le paysage des chansons dites de variété, alors que selon moi, il est un véritable chanteur folk. Une rareté en France.
Mon père et moi étions tombés amoureux de So far away for L.A, le pendant américain de Et Mon père, qui est une fort belle chanson aussi. Cependant, So far away est plus intrigante, plus riche, plus mélancolique… Peyrac, qui est aujourd’hui un homme accessible, avec qui je communique parfois sur Facebook, est un fou de cinéma, surtout américain. Et So far away est une juxtaposition d’images cinématographiques. « Quelques lueurs d’aéroport, d’étranges filles aux cheveux d’or, dans ma mémoire traînent encore », et là, nous visualisons immédiatement des clones de Sharon Tate (pauvre madame Polanski), déambulant en mini jupes, les jambes interminables, et entourées de vapeurs de cannabis… Nous y sommes. Bien sûr, il m’a fallu quelques années pour comprendre qu’avec ces quelques mots, l’artiste avait capté l’essence du Summer of Love. Mais pas seulement. De manière impressionniste, c’est toute l’Amérique du XXème siècle qu’il nous raconte. Mon passage préféré était celui-ci : « Et les collines se souviennent des fastes de la dynastie, qui de Garbo jusqu’à Bogie faisaient résonner ses folies. » Je n’avais bien sûr pas encore les références pour le comprendre, mais je ressentais instinctivement le glamour désabusé, fitzgeraldien, qui émanait de ce passage. Aujourd’hui, lorsque j’écoute la chanson, je visualise Jean Harlow, langoureusement étendue sur un lit en forme de coquillage, ses lèvres rouges en forme de cœur, son halo de cheveux platine, son regard empreint de tragique.
Cependant, de façon subtile –et toute cette chanson est un chef-d’œuvre de subtilité- Peyrac mêle le cauchemar et le rêve américain (lesquels sont d’ailleurs consubstantiels). Caryl Chessman : « avait-il raison ou bien tort ? ». Sharon Tate éventrée, « d’un seul coup on t’as pris deux vies », et les sanglots couleur de prison d’Alcatraz… alors que le Golden Gate s’endort. Toute une mythologie, à la fois sublime et tragique. Et il y a cette mélancolie, omniprésente chez Peyrac, qui s’est toujours demandé ce qu’il faisait sur les plateaux télé, qui n’y a jamais vraiment trouvé sa place, qui rêvait sans doute d’être Bob Dylan. « So far away from L.A, so far ago from Frisco, I’m no one but a shadow .» Oui, cette chanson définitivement des accents dylaniens, il se permet, comme Zimmerman, de tordre la langue anglaise. Les chansons de Peyrac plus méconnues flirtent souvent avec la poésie, peut-être sans le vouloir, et cela est encore plus beau. La poésie est plus belle quand elle surgit lorsqu’on ne s’y attend pas. Sa chanson « Mais Comment t’appelles-tu ?», est une sorte d’ovni, qu’il a composée en une nuit sur un piano qui avait servi aux Rolling Stones. Une évocation amoureuse aux accents proustiens : « Et son parfum monte en moi, comme un vieux souvenir, qui s’accroche à ma mémoire et m’empêche de vieillir. » Maintenant que les années me rapprochent de plus en plus de la vieillesse, cela me ferait pleurer…
Enfin, ce cinéphile sensible a écrit la plus belle chanson qui soit sur Marilyn, délicate, intime ; on sent qu’il touche du doigt son malheur, sans en faire des tonnes : « On disait tout de toi, on en avait tant dit, qu’ils ne surent pas pourquoi tu t’étais endormie, au soleil. »
Voilà, en creux, mon hommage à mon père à travers Nicolas Peyrac, et, lorsque nous l’écoutions ensemble, nul doute « qu’il ignorait qu’un jour j’en parlerai. »