Avec Leurs enfants après eux et Ce que l’homme a cru voir, Nicolas Mathieu et Gautier Battistella passent avec brio l’épreuve du deuxième roman, fatale à tant de jeunes espoirs oubliés. Quand le premier raconte les années 1990 à travers le destin d’une vallée désindustrialisée de la Meuse, le second projette dans le futur une tragédie familiale qui remonte à l’invasion allemande de la Pologne. Voyage au cœur du malaise français.
On sera reconnaissant à Nicolas Mathieu et à Gautier Battistella de se distinguer pour de multiples raisons dans le raz de marée habituel de la rentrée littéraire, et pas seulement par un talent tour à tour impressionnant et insolent. La première raison est qu’avec Leurs enfants après eux et Ce que l’homme a cru voir les deux écrivains ont écrit leur deuxième roman. Cela n’a l’air de rien, mais publier un deuxième roman frise l’anomalie statistique. Par exemple, pour cette rentrée littéraire 2018, il est prévu 94 premiers romans sur 567, ce qui est d’ailleurs un record. La question est : combien sur ces 94 auteurs en écriront un deuxième, juste un deuxième ? En fait, extrêmement peu. Les cimetières de la littérature considérée comme une activité saisonnière sont remplis de primo-romanciers qui le sont restés pour l’éternité.
Il y a en effet une malédiction du deuxième roman. Elle est connue de tous les éditeurs. Pourquoi est-ce si difficile, un deuxième roman ? Parce que l’auteur, souvent, a tout mis dans le premier. Il se retrouve vidé et, comme le remarquait joliment le regretté Bernard Frank dans Solde, il a en quelque sorte réglé trop vite ses comptes : « On écrit souvent son premier livre comme un testament, pour dire que quelque chose n’allait pas et que l’on n’était cependant pas coupable. » Et Frank en parlait en connaissance de cause : il avait été salué et par Sartre et par Morand (un exploit !) pour son premier roman, Les Rats, en 1953, et était ensuite devenu un brillant chroniqueur, un délicieux critique, mais en aucun cas… un romancier. Il y a aussi, parfois, que l’auteur d’un premier roman a connu un tel succès qu’il ne peut plus que décevoir ses éditeurs ou même ses lecteurs avec la suite : l’exemple emblématique demeure Pascale Roze, prix Goncourt 1996 pour Chasseur Zéro, qui a ensuite publié dans une indifférence presque générale.
Mathieu et Battistella restent fidèles à un terroir : le leur
Nicolas Mathieu et Gautier Battistella ne connaissent pas cette paralysie. Dans une symétrie de dates surprenante, ces deux jeunes quadras ont tous les deux mis quatre ans à écrire le deuxième, mais ils en sont venus à bout. Et le succès qu’ils avaient connu pour le premier les a plutôt encouragés qu’écrasés. Rappelons que Nicolas Mathieu a publié en 2014, chez Actes Sud, Aux animaux la guerre, un roman noir qui a reçu le « Goncourt » du polar avec le prix Mystère de la critique, et qui vient d’être adapté par Alain Tasma pour un feuilleton en six épisodes prochainement diffusé sur France 3. Quant à Gautier Battistella, son Jeune homme prometteur (Grasset, 2014) avait lui aussi reçu deux (petits) prix. L’auteur, journaliste au Guide Michelin, avait été salué par une critique unanime, comme on dit, pour ce roman qui renouvelait de manière brillante, en suivant le vieux schéma du récit initiatique, la montée à Paris d’un Rastignac ou plutôt d’un Rubempré version 2.0 qui allait pourtant trouver, plutôt qu’une gloire éphémère, des racines généalogiques inattendues.
Leurs deux romans tranchent également parce qu’ils refusent courageusement de danser avec les trois spectres qui hantent la littérature française contemporaine et qui offrent davantage de chances de succès. Deux de ces spectres sont déjà anciens : ce sont l’autofiction et l’exofiction. L’autofiction, le philosophe Bruce Bégout en a donné une définition admirable : « L’autofiction, c’est comme mettre vite fait son maillot de bain sur la plage sans être protégé des regards par une serviette. On éprouve un sentiment mêlé de gêne et d’excitation, et à la fin, on se prend les pieds dans l’entrejambe et on se casse la gueule sur le sable. » L’exofiction, qui prétend s’opposer à l’autofiction, consiste pour sa part à prendre la biographie d’une personne célèbre et à la romancer, c’est-à-dire, pour préciser les choses brutalement, à se servir de notices Wikipédia et à les entrelarder de descriptions convenues et de dialogues plats afin de faire croire à un travail romanesque : ancien officier SS ou gymnaste roumaine, actrice hollywoodienne suicidée ou résistant exemplaire, l’auteur d’exofiction ne prend pas trop de risques et trouve des modèles suffisamment fédérateurs pour ne pas choquer la ménagère de moins de 50 ans. Dans un cas comme dans l’autre, autofiction ou exofiction, l’écrivain la joue ceinture et bretelles : si on lui reproche d’étaler des intimités de personnes réelles qui n’ont rien demandé ou de multiplier les approximations sur la vie de telle ou telle célébrité, la fiction lui sert d’assurance tous risques : « Ah oui, mais c’est du roman, au bout du compte. »
Eh bien non, ce n’en est pas, du roman, précisément. Le travail de métabolisation de la réalité, de réinterprétation du monde qui est au cœur de la littérature, il faut aller voir du côté des Nicolas Mathieu et des Gautier Battistella pour le trouver. Quand Nicolas Mathieu raconte une décennie d’histoire de France, les années 1990 en l’occurrence, à travers le destin d’une vallée désindustrialisée de la Meuse, Gautier Battistella choisit de relire le mythe de Caïn et Abel dans la région toulousaine et dans un futur proche, qui est le meilleur moyen, pour lui, de remettre en perspective une tragédie familiale trouvant ses origines dans l’invasion allemande de la Pologne en 1939.
On remarquera d’ailleurs que l’un comme l’autre restent fidèles à un terroir : le leur. Le premier, qui vit à Nancy, et le second, qui est né à Toulouse, ont choisi de dérouler leurs histoires l’un en Lorraine, l’autre dans le Sud-Ouest. Attention, nous ne sommes pas soudain devenus des pétainistes littéraires, partisan d’une littérature enracinée façon Barrès, c’est juste que nous touchons là, après l’autofiction et l’exofiction, au troisième spectre de cette rentrée littéraire : l’« américanomanie ». L’américanomanie consiste à situer l’histoire aux États-Unis, même si on n’y a jamais mis les pieds ou juste pour un voyage scolaire. Cet atlantisme littéraire pourrait avoir quelque chose d’étrange à l’époque de Trump, il est pourtant particulièrement répandu. Un serial killer est plus impressionnant à Boston qu’à Romorantin et le prolo alcoolique, consanguin et raciste, est moins gênant dans le Kentucky que dans le Pas-de-Calais. On évitera ainsi de froisser les susceptibilités, de dire des choses désobligeantes, d’être le messager qui apporte la mauvaise nouvelle alors que c’est le but de tous les écrivains, quitte à y laisser des plumes dans ces polémiques dont la République des Lettres a le secret.
Un qui ne renâcle pas devant ce genre d’obstacle, c’est Nicolas Mathieu. Leurs enfants après eux, c’est plus de 400 pages polyphoniques, chorales, pour retracer à travers quatre dates – 1992, 1994, 1996, 1998 – le destin d’une bonne vingtaine de personnages dans la vallée d’Heillange. La vallée d’Heillange, autrefois, fut un fleuron de la sidérurgie. Dans les années 1990, ses édiles rêvent de transformer les anciens hauts-fourneaux en parc d’attractions, de reconvertir toute cette mémoire encombrante en une économie du loisir. Dans ce qu’on n’appelait pas encore la France périphérique, Nicolas Mathieu montre sans jamais être démonstratif, comment les éléments du désastre se mettent en place.
Pour cela, il retrouve la posture que l’on croyait oubliée du narrateur omniscient. Il maîtrise impeccablement sa création, il nous la fait visiter dans les moindres recoins : le vieux centre-ville et ses maisons de maître abandonnées par les patrons et les ingénieurs d’autrefois, les zones pavillonnaires où toute une classe sociale tente de se battre sur la frontière qui sépare les vies modestes des vies franchement déclassées, les cités où une immigration mêlée à des petits Blancs tient les murs en dealant, le lac et ses plages où l’été la jeunesse donne l’illusion de se mélanger, mais retournera après de brèves étreintes souvent insatisfaisantes vers son assignation d’origine, sans même s’en rendre compte. Et puis l’usine, témoin muet de ce naufrage au ralenti, de cette mutation irréversible : « Le corps insatiable de l’usine avait duré tant qu’il avait pu, à la croisée des chemins, alimentés par des routes et des fatigues, nourris par tout un réseau de conduites qui, une fois déposées et vendues au poids, avaient laissé dans la ville de cruelles saignées. Ces trouées fantomatiques ravivaient les mémoires comme les ballasts mangés d’herbe, les réclames qui pâlissaient sur les murs, les panneaux indicateurs, grêlés de plombs. »
Dans cette France qui compte encore en francs, qui n’a pas de téléphones portables, qui va chercher des VHS dans les vidéoclubs, où l’on regarde les premiers clips sur M6, Nicolas Mathieu suit plus particulièrement le parcours de trois adolescents. Ils ont 14 ans en 1992. C’est l’année ou Nirvana chante Smells Like Teen Spirit, un titre « presque encore neuf, qui venait d’une ville américaine et rouillée. »
Il y a Anthony, il a de l’acné, un œil à la paupière refermée. C’est le fils d’un ancien sidérurgiste qui a réussi à se reconvertir en créant une petite entreprise de jardinage. Il y a Stéphanie, la bourgeoise un peu ronde dont le père a des ambitions politiques et qui s’endort sur le Grand Meaulnes en mangeant des Balisto. Et puis il y a Hacine, le rebeu d’origine marocaine qui vit seul avec son père. Il est le dernier d’une fratrie repartie au bled avec la mère.
Ils vont se rencontrer dans une fête donnée dans la maison d’un notable. Parents absents, drogue à tous les étages, un peu de sexe prudent dans la piscine – le sida est en pleine forme –, beaucoup de musique. Pendant les dix ans ou presque qui vont suivre, ils ne seront pas amis, mais alors pas du tout : Anthony sera désespérément amoureux de Steph et Hacine sera son ennemi irréductible à cause d’une histoire de moto.
Autour de ces trois adolescents, la maestria de Nicolas Mathieu fait graviter des personnages secondaires à l’épaisseur rare. Le portrait du père d’Anthony ou de sa mère, la manière dont ils luttent contre des pulsions de violence pour l’un et un inéluctable vieillissement pour l’autre sont véritablement poignants. C’est à travers cette humanité fragile, loin de tout manichéisme, que Nicolas Mathieu va rendre compte sans théoriser d’une réalité nouvelle : la panne définitive de l’ascenseur social, la montée du FN, le sentiment toujours plus grand d’abandon d’un peuple pourtant pétri de common decency, malgré ses abus de Ricard et de bière les soirs de grand match.
Si influence il y a chez Nicolas Mathieu, elle n’est pas à chercher, malgré quelques apparences, chez les récents médecins légistes de la société française comme Houellebecq, mais davantage chez les vieux maîtres du naturalisme, du côté de Zola et Maupassant. Comme eux, il ne répugne pas aux grandes scènes qui prouvent une vraie maîtrise narrative : l’enterrement d’un ancien de l’usine ou un bal du 14-Juillet. Et toujours comme Zola ou Maupassant, de manière assez sombre finalement, Nicolas Mathieu constate la toute-puissance des déterminismes sociaux et l’impossibilité d’y échapper.
Si déterminisme il y a chez Gautier Battistella, il serait plutôt à rechercher du côté des fatalités antiques, celles qui frappent les familles et font s’effondrer les cités par des caprices du destin. Cela n’empêche pas, chez lui, un évident plaisir de raconter, avec une manière de désinvolture qui emporte le lecteur, une légèreté jusque dans l’épouvante.
On commence par une lettre d’adieu adressée à un garçon par un autre, sans qu’on sache rien des deux, puis sans transition, on passe à la vie de Gregor Reijik, petit menuisier polonais né en 1921 qui fuit les nazis, pour arriver après une errance dangereuse et épuisante dans la ville de Carmaux où il espère retrouver un cousin mineur. Hélas, celui-ci vient de mourir. Qu’importe, Gregor devient un spécialiste du boisage des galeries de mine. Sous l’Occupation, Gregor mène une résistance féroce et, à la Libération, il veut oublier la patrie de Jaurès. Il se marie avec Angelina, une Italienne, et part s’installer à Verfeil, à proximité de Toulouse. Là, dans cette commune archétypale de la Haute-Garonne, avec son goût pour le rugby et la chasse à la palombe, il semble enfin trouver la paix et donne naissance à un fils en 1950.
Sans transition, car dans ce roman rapide, Battistella tournoie et étourdit par ses changements d’époques et de point de vue d’une page à l’autre, sans prévenir ou presque, on saute une génération pour se trouver en présence du petit-fils de Gregor, Simon Reijik. Il vit dans une France très légèrement anticipée où l’état d’urgence est devenu la norme, où d’autres attentats ont eu lieu au Louvre et à Notre-Dame. Simon est un homme étrange, discret, sans histoire. Et pour cause, il efface celle des autres en gommant les mauvaises réputations numériques. Il fait passer vingt ans de la vie d’un homme à la trappe ou au contraire le charge de tous les péchés du monde par quelques manipulations choisies. Il prouve par l’absurde qu’aujourd’hui, seul le virtuel, par un paradoxe effroyable, devient la garantie de la vérité, la preuve d’une existence. Il a pour compagne une enseignante en zone difficile, il gagne beaucoup d’argent, mais a pour seul vice les cigares cubains. On peut penser, néanmoins, qu’il n’est pas très heureux puisqu’il utilise en cachette toute la gamme existante des somnifères, des anxiolytiques et des antidépresseurs.
Cela ne l’empêche pas de pratiquer un humour ravageur, comme lorsqu’il est obligé de se charger de l’enterrement d’un ami peintre, à Verfeil : « Suivaient les modèles et tarifs de tombe, standard ou sur mesure (de 2 000 à 15 000 euros), auxquels il convenait d’ajourer les gravures. La feuille d’or, une option choisie dans 90 % des cas pour sa résistance aux intempéries, coûtait 15 euros la lettre. Les pauvres préféreront le haïku aux vers hugoliens. » Mais cela n’arrête pas non plus l’altération du temps, de la réalité et de la mémoire de Simon, obligé de se confronter à l’histoire de son frère cadet, Benjamin, mort prématurément. Cela fait de Battistella un étonnant romancier de la fusion entre le présent, le passé et l’avenir, comme si le Temps était une substance dont la plasticité permettait tous les voyages, à mi-chemin entre Proust et Philip K. Dick.
Ainsi, maintenant que Gautier Battistella et Nicolas Mathieu ont transformé l’essai du premier roman, chacun à sa manière, nous tenons avec eux deux écrivains de la mémoire vive, ce qui n’est pas si fréquent dans le paysage littéraire d’aujourd’hui.
Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Actes Sud, 2018.
Gautier Battistella, Ce que l’homme a cru voir, Grasset, 2018.