« Tout cela n’est que le prologue à un cataclysme qui surviendra inéluctablement », lit-on à la dernière ligne d’A couteaux tirés (Edition des Syrtes, 2017). Dans ce roman-fleuve enfin traduit en français par Gérard Conio et Julie Bouvard, le grand écrivain russe Nikolaï Leskov (1831-1895) pressent la plongée du pays dans l’abîme révolutionnaire.
Un roman d’aventures mâtiné de merveilleux
C’est en 1871 qu’A couteaux tirés a été publié en feuilleton dans Le Messager russe. Le fond de l’air est noir. Alexandre II a aboli le servage dix ans plus tôt, sans que l’agitation anarchiste ne prenne fin – le tsar libérateur succombera même sous ses bombes en 1881. Entre attentats, mouvement estudiantin, incendies de Petersbourg et affaire Netchaïev (1866), la décennie 1860 est celle du nihilisme. Dans le domaine littéraire, Tourgueniev, inventeur du mot, a frayé la voie à Dostoïevski, Gontcharov et Leskov. Non qu’ A couteaux tirés atteigne les hauteurs métaphysiques des Démons, mais ce pavé de mille pages se dévore comme un roman d’aventures mâtiné de merveilleux.
Comment résumer l’écheveau de fils qu’est l’intrigue ? Un bourg de province. Joseph Vislenev et sa sœur Larissa vivent dans la propriété que leur a léguée leur défunt père. Séduit par l’anarchisme durant son séjour à Petersbourg, le jeune pamphlétaire désargenté Vislenev rencontre un génie de la manipulation – Gordanov. Ayant lu et digéré tous ses illustres devanciers que sont les héros nihilistes romanesques, possédé par l’appât du gain, Gordanov a adopté l’opportunisme pour seule doctrine, passant de « la négation des idéaux » (patriotiques, religieux, familiaux) à « la négation de la négation ».
Vieux croyants nihilistes
Comme on le comprend au fil de ce roman allant de digressions en retours en arrière de façon à ménager le suspense, la conjuration montée par Gordanov a provoqué un schisme dans les milieux libertaires. Fi du refus du mariage lorsque celui-ci est objet de transactions financières ! Par le jeu des manigances de Gordanov, Vislenev se retrouve embarqué dans un mariage d’intérêt avec une jeune femme déjà mère, par ailleurs amante d’un autre littérateur nihiliste. Dans leur cercle pris d’une épidémie de mariages, seule résiste une poignée de « vieux croyants » dont la vestale Vanskok, « fidèle à l’antique piété nihiliste : elle voulait que la société fût tout d’abord détruite et ensuite dépouillée, alors que Gordanov prêchait un plan opposé, c’est-à-dire de dépouiller d’abord la société et ensuite de la détruire ».
Ponctionné par les différentes escroqueries de Gordanov, Joseph Vislenev a tout du jeune homme immature en proie aux modes. Après qu’il a trempé dans une ténébreuse affaire politique, son ancienne promise Alexandra a dû renoncer à leur mariage pour lui sauver la mise en épousant un vieux juge à la réputation de Barbe-Bleue. Qui mieux qu’elle-même pour décrire l’inconsistance de Joseph ? Tel les hommes en trop de Tourgueniev et Dostoïevski, « c’était le premier être que je voyais représentant un type assez répandu aujourd’hui de pauvres personnages qui jugent indispensable de faire partie de quelque chose de nouveau, à la mode, et qui n’ont rien en eux », dit Alexandra de son amour déçu.
Des héros complexes
Victime de ses plans machiavéliques, Vislenev n’en échafaude pas moins un complot avec Gordanov qu’il croit être son allié. Tous deux amoureux de leur camarade Glafira Bodrostina, beauté altière et mystérieuse qui constitue « le génie de toute l’histoire », Vislenev et Gordanov projettent d’assassiner son mari Bodrostine avec la complicité de sa cupide épouse. But de la manœuvre : amasser le pactole de l’héritage et épouser Glafira enfin veuve.
Sans dévoiler le fin mot de l’histoire, un coup d’œil sur la galerie de personnages permet d’aborder l’univers leskovien. Héros complexes que ceux d’A couteaux tirés, à l’image de Glafira, à la fois dénuée de scrupules et aspirant à un amour pur. Sa passion platonique pour le juste du roman, Podozerov, teinte la machination de délicates nuances psychologiques. Cependant que tous les coquins s’éprennent de Glafira, cette âme noire, qui complote contre son propre époux, rêve d’une idylle de jeune fille.
Le diable rôde
Dans une atmosphère apocalyptique, le diable rôde à chaque page. Un Satan gogolien qui, tel le prince de ce monde, règne sur cet univers dual. Comme chez Dostoïevski, le thème du double tire les ficelles de l’intrigue : aux nihilistes dévoyés répondent les anarchistes vieux croyants, aux conjurés correspond leur miroir inversé Podozerov, à leurs escroqueries pseudo-spirites ripostent les authentiques traditions des moujiks, etc.
C’est d’ailleurs au cours d’un épisode champêtre que Leskov et ses traducteurs donnent le meilleur d’eux-mêmes. Dans cette société à peine sortie du servage, il suffit de quelques rumeurs pour fomenter une jacquerie ou, inversement, susciter la méfiance des autorités craignant les fauteurs de trouble. Afin de « brûler la mort des vaches » qu’ils imputent à la fabrique de conserves du barine, les moujiks pratiquent le rituel païen du « feu vivant ». Grâce au travail de dentelière de Julie Bouvard, le parler paysan est parfaitement restitué dans la traduction française – une gageure !
L’art délicat du skaz
On comprend alors pourquoi Leskov est connu comme le plus russe des auteurs, en maître du skaz, cet art délicat du conte populaire qu’il perfectionna au gré de ses périples pour inspecter les propriétés dont son oncle intendant avait la charge. Quoi d’étonnant à ce que certains critiques rapprochent son style, à la fois folklorique et classique, de la prose célinienne… Leskov est capable de s’arrêter, prendre à parti le lecteur, puis revenir sur un chapitre précédent, maîtrisant le métalangage du romancier avec une rare virtuosité.
Il lui fut beaucoup reproché de brûler ce qu’il avait adoré. A l’instar de Dostoïevski, Leskov a en effet fréquenté les milieux progressistes avant de se commettre dans des journaux conservateurs. Mais le parallèle a ses limites. Versificateur de L’ode à Alexandre II après l’abolition du servage, Leskov n’a cessé de soutenir la mise en place d’une monarchie sociale et libérale. Nombre de ses anciens amis l’ont voué au bûcher sitôt publié son éditorial du 30 mai 1862 car, sans attribuer les incendies de Petersbourg à la contestation estudiantine, Leskov n’infirmait ni ne confirmait cette thèse et condamnait le maximalisme destructeur des milieux nihilistes.
Agents provocateurs
L’une des clés d’A couteaux tirés se cache dans ses interstices. Comme le traducteur Gérard Conio l’a établi dans sa Théologie de la provocation (Syrtes, 2016), la modernité repose toute entière derrière le masque d’Azef, simultanément terroriste anarchiste et agent secret de l’Okhrana. Chez Leskov, la figure mineure du littérateur Kichenski, nihiliste sans foi ni loi et éditorialiste pour le compte de trois journaux différents, condamnant de la main droite ce qu’il trame de la gauche, incarne cette duplicité.
Notre Europe en dormition devrait méditer le précédent de la Russie prérévolutionnaire. A bout de souffle, ce pays à couteaux tirés souffrait de deux convulsions contraires – réaction et révolution – s’alimentant l’une l’autre lorsqu’elles n’ourdissaient pas une conjuration anti-tsariste de conserve. « De même que les leçons enseignées jadis par « la morale des grands-mères n’avaient jamais pénétré dans la vie, de même les leçons des instigateurs des nouvelles mœurs avaient glissé à sa surface », écrit Leskov tandis qu’« on vit apparaître dans la vie des gens sans passé et sans aucune aspiration, même vague, vers l’avenir. ». Y a-t-il meilleure définition de notre époque ?
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