Nicolas de Pape publie Sur la nouvelle question juive, avec une préface de Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l’antisémitisme. Il s’inquiète du nouvel antisémitisme qui gagne l’Europe et des compromissions des politiques. Entretien.
Causeur. Votre titre m’a interpellé. En quoi cette “question” est-elle actuelle ? Y a-t-il vraiment une “question juive” qui se pose, en 2020, en Europe ?
Nicolas De Pape. Mon essai s’inscrit dans la filiation de Jean-Paul Sartre dont les Réflexions sur la Question juive avaient fait grand bruit à l’époque. Son argument principal était le suivant : « Ce sont les chrétiens qui ont créé le juif en provoquant un arrêt brusque de son assimilation et en le pourvoyant malgré lui d’une fonction où il a, depuis, excellé. Mais de ce souvenir les sociétés modernes se sont emparées, elles en ont fait le prétexte et la base de leur antisémitisme. Ainsi, si l’on veut savoir ce qu’est le juif contemporain, c’est la conscience chrétienne qu’il faut interroger : il faut lui demander non pas « qu’est-ce qu’un juif ? » mais « qu’as-tu fait des juifs ? » Le juif est un homme que les autres hommes tiennent pour juif : voilà la vérité simple d’où il faut partir. »
Au 21e siècle, qu’avons-nous fait des Juifs ? Avec l’arrivée massive d’une immigration musulmane en Europe et l’importation du conflit israélo-palestinien et la mise en place d’une société multiculturelle qui considère que l’Islam est la religion de l’opprimé, quelle est la place résiduaire des Juifs en Europe ? Les Juifs ne sont plus que les « anciens opprimés » dans l’inconscient collectif européen. La paupérisation a reculé parmi les communautés juives assimilées à la « bourgeoisie ». Face aux avancées de l’islamisme et de l’islamogauchisme, quelques intellectuels juifs ont été les premiers lanceurs d’alerte posant la question de la pérennité d’une Europe laïque, séculière. Mais ils se sont posés immédiatement la question de la place des Juifs dans cette Europe-là. Les Juifs sont-ils devenus les empêcheurs de danser en rond d’une société multiethnique qui nie toute référence identitaire ou toute référence nationale ? Gilles-William Goldnadel n’hésite pas à dire que « Hitler était blanc. Les Blancs doivent donc disparaître. Or les Juifs sont les super-blancs. » Dans Soumission, Michel Houellebecq décrit une France qui s’apprête à voter pour un président de la République à la tête d’un parti « musulman modéré ». Le héros, un professeur d’université, s’apprête à se convertir à l’Islam pour monter dans la hiérarchie. Sa petite amie du moment est une jeune Juive française qui s’apprête à faire son alya (montée en Israël) devant l’évolution politique délétère de la France. Houellebecq a vu juste, une nouvelle fois : y a-t-il encore une place pour les Juifs dans une Europe qui s’islamise ?
Dans sa préface, Joël Rubinfeld identifie l’antisionisme à une manière d’antisémitisme. Cette identification n’est-elle pas excessive ? Ne peut-on s’opposer au sionisme comme doctrine politique sans être, pour autant, antisémite ?
Aujourd’hui, sioniste est synonyme de « pro-israélien ». La définition originelle du sioniste, c’est celui qui soutient l’auto-détermination des Juifs notamment à se doter d’une patrie, d’un territoire, d’un « foyer national ». Si on s’en tient aux termes stricts de sionisme, on voit mal comment on pourrait être antisioniste… Mais soit. Il y a quelques années, je faisais assez naïvement une différence entre les antisémites et les antisionistes : on pouvait détester Israël sans détester les Juifs. J’ai évolué vers une autre forme de naïveté : l’antisionisme, accepté socialement, était le cache-sexe de l’antisémitisme, aujourd’hui un délit. En réalité, c’est beaucoup plus trivial. Joël Rubinfeld a raison : l’antisionisme est simplement la « version 3.0 » de l’antijudaïsme (religieux – version 1.0) et de l’antisémitisme (racial – 2.0). Tout simplement. La haine du Juif été remplacée par la haine de l’Etat juif. On le voit clairement avec BDS (Boycott des produits israéliens) : le « n’achetez pas juif » de l’Allemagne nazie est remplacé par « n’achetez pas Etat juif ». Remarquez que dans tous les grands complots internationaux les Juifs sont cités : complot judéo-maçonnique, complot judéo-bolchévique, les attentats du 11 septembre 2001 attribués au Mossad, …
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La question juive que vous caractérisez en Europe se pose-t-elle dans les mêmes termes aux Etats-Unis ? On a vu des attentats, agressions et meurtres antisémites, ces dernières années, aux Etats-Unis.
Elle se pose en effet en des termes radicalement différents aux Etats-Unis. En Europe, la recrudescence de l’antisémitisme s’est manifestée à l’extrême gauche antisioniste et dans les communautés arabo-musulmanes. L’antisémitisme d’extrême-droite traditionnel était négligeable ou assoupi. Aux Etats-Unis, les attentats (notamment contre la synagogue de Pittsburgh) ont pour origine les suprématistes blancs adorateurs d’Adolf Hitler et qui scandent « les Juifs n’auront pas nos terres ». Avant d’être africanophobes ils sont virulemment antisémites. En parallèle, en raison d’une très faible présence musulmane aux Etats-Unis (1% environ de la population), les Juifs américains ne connaissent aucune difficulté à pratiquer leur culte. Il n’y a pas aux Etats-Unis de « territoires perdus de la République » où un Juif identifiable est menacé de facto. Par ailleurs, les Juifs américains, bien que descendant parfois de Juifs progromisés (russes) ou ayant fui l’Europe des années 30, vivent très confortablement aux Etats-Unis. Ils ne perçoivent donc pas toujours l’intérêt d’Israël comme refuge éventuel. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, les Juifs sont bien moins sionistes que les Chrétiens !
Comment expliquez-vous la « trahison » de la communauté juive par la gauche européenne ? Faut-il y voir seulement des motifs électoralistes, ou décelez-vous des motifs plus sombres ?
Les raisons électoralistes sont réelles. Des politiciens avouent en privé se sentir obligés de soutenir la cause palestinienne, d’inhiber leur dénonciation de la recrudescence de l’antisémitisme et de condamner Israël de manière « automatique » pour ne pas mécontenter leur électorat musulman (majoritaire en voix dans certaines villes de France ou de Belgique).
Mais comme vous le supposez, il y a des motifs plus sombres. En pleine seconde Intifada, Françoise Giroud, elle-même de gauche, a immédiatement saisi la trahison des élites. Dans Le Monde du 13 juin 2002 (« Cette Shoah qui ne passe pas »), elle écrit : « (…) Je crois que l’ensemble des peuples chrétiens n’a jamais avalé la Shoah. Que sa révélation, relativement tardive, son ampleur, sa méticulosité hallucinantes et avant tout le caractère d’anéantissement systématique et gratuit d’un peuple entier ont causé un choc beaucoup plus profond qu’on ne le croit. Non par sympathie particulière pour les victimes mais parce que ‘la solution finale’ a obligé le plus étourdi à découvrir que l’homme était peut-être intrinsèquement mauvais, et Dieu intrinsèquement distrait. Avec une rapidité remarquable, dès la première pierre de la seconde Intifada, un retournement s’est produit, saisissant, qui serait inexplicable sans le tableau de fond sur lequel il s’inscrit. Enfin ! On a le droit de dire du mal des Juifs ! A Paris, les personnes de bon goût ne comptent que les morts palestiniens. Quand on arrive aux autres, on ne sait plus compter. D’ailleurs, ce sont des goujats… Les fils d’un peuple supplicié devraient savoir se tenir à table, je veux dire à la guerre, et prendre les coups sans les rendre, c’est à peu près ce qu’ici et là on entend et on lit (…) »
La nazification d’Israël, surtout dans les milieux de gauche (Israël commettrait à l’égard des Palestiniens un génocide comparable aux Nazis sur les Juifs – chose entendue souvent : Gaza est une prison à ciel ouvert comme le ghetto de Varsovie) est une manière de se « débarrasser » de sa culpabilité à l’égard du sort réservé par l’Europe aux Juifs pendant la 2e Guerre mondiale. Si les Juifs font la même chose… La gauche fait également l’analogie entre la colonisation française en Algérie et la « colonisation » des territoires palestiniens. Un calque qui contribue à « chauffer » la forte communauté franco-algérienne dont la jeunesse en veut encore à la puissance colonisatrice française alors qu’elle jouit de la pleine citoyenneté française et de ses privilèges !
Si Jeremy Corbyn avait été élu au Royaume-Uni, il aurait été le premier ministre le plus ouvertement antisémite en Europe depuis 1945. Corbyn a perdu; des candidatures comme la sienne vous paraissent-elles amenées néanmoins à se développer avec succès, dans les prochaines années, en Europe ?
Sans aucun doute. Soulignons que Jean-Luc Mélenchon attribue la défaite de Corbyn au grand rabbin de Londres. Le président de La France insoumise s’est exclamé : « Les génuflexions devant les oukazes arrogants des communautaristes du CRIF, c’est non ! » Après une période d’hésitation, LFI drague ouvertement l’électorat musulman. Cette évolution est inéluctable étant donné la proportion grandissante d’Européens d’origine musulmane, y compris en Angleterre. Pour Corbyn, il faut ajouter que Israël, allié aux Etats-Unis impérialistes et capitalistes, est le Petit Satan aux côtés du Grand Satan. L’Etat juif, état-national, surarmé et technologiquement insolent a tout pour déplaire à la gauche multiculturelle et post-nationale. On verra bientôt les écologistes placer Israël dans les puissances polluantes. Au Parlement belge siège un député écologiste membre de BDS (boycott des produits israéliens), organisation antisémite selon le Parlement allemand.
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Pensez-vous que l’exil de la majorité des Juifs d’Europe peut encore être évité ? L’Europe est-elle condamnée à se trouver “Judenfrei » — ou Judenrein — comme l’est devenue l’Afrique du Nord ?
C’est la thèse d’Alain Finkielkraut. Le départ, quasi tous les Juifs y pensent sauf quelques juifs antisionistes pratiquant la haine de soi… Déjà, les plus riches fuient aux Etats-Unis, les « moyennement riches » en Israël, les autres déménagent vers des municipalités plus « jew-friendly ». Les plus pauvres demeurent dans les cités « sensibles » et rasent les murs.
Je suis assez pessimiste. Car si Emmanuel Macron et Charles Michel (ancien Premier ministre belge, actuel président du Conseil européen) ont dit en chœur « La France sans les Juifs n’est pas la France » (ou « La Belgique sans les Juifs n’est pas la Belgique »), ils ne peuvent pas réellement assurer la sécurité de nos compatriotes juifs, individuellement. Lorsque pour aller au Temple, vous êtes obligé de bénéficier d’une protection policière ou armée. Lorsque tous les lieux cultuels doivent être protégés par la police, vivre sa religion devient compliqué.
Le constat est terrible mais, à la lumière de nombreux attentats ou fait-divers récents, un Juif reconnaissable ou observant n’est plus en sécurité en Europe ! Le scandale est que… personne ne trouve que c’est un scandale.
Il y a tout juste 75 ans était libéré le camp d’Auschwitz, probablement l’un des pires lieux de l’abomination dont l’homme est capable. 75 ans plus tard, l’Europe se vide à nouveau de ses Juifs. Ma question en conclusion : l’Europe mérite-t-elle ses Juifs ?
Non. Si j’étais juif, je partirais vers des cieux plus cléments. Après avoir accueilli 1,5 million de Syriens essentiellement pour combler des pénuries de main-d’œuvre, l’Allemagne constate qu’une part substantielle d’entre eux est antisémite. Heiko Maas, ministre allemand des Affaires étrangères, s’inquiétant de la résurgence de l’antisémitisme dans son pays constate dans Der Spiegel (26 janvier 2020) : « Nous devons prendre des mesures d’urgence pour éviter un départ massif des Juifs d’Allemagne. » Peut-être fallait-il y penser plus tôt ?
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