A en croire l’économiste Nicolas Bouzou, les chômeurs seraient largement responsables de leur situation. La réalité est un peu plus complexe que ça…
L’économiste Nicolas Bouzou martèle, à chaque fois qu’il en a l’occasion (et c’est souvent le cas dans les médias), que 9,2 % de la population active[tooltips content= »INSEE »]1[/tooltips] était au chômage en France au premier trimestre 2018 alors que 41% des entreprises de moins de 250 salariés[tooltips content= »BPI France »]2[/tooltips] déclaraient d’importantes difficultés de recrutement.
Comme lui, je constate ce paradoxe apparent. Mais là où je ne peux le suivre, c’est quand il en déduit, par un raccourci simpliste, que les causes seraient à chercher du côté des demandeurs d’emploi. Ils percevraient trop d’allocations chômage pour accepter un nouveau travail ou seraient incompétents et donc ne pourraient répondre aux besoins des entreprises. Il va même jusqu’à conclure dans L’Express du 14 août 2018 que « de nombreux cadres abusent de l’assurance-chômage ».
Devenez chauffeur routier !
Monsieur Bouzou, dans l’intérêt général, permettez-moi de vous exhorter à cesser de colporter ces préjugés indignes. Vous semblez aveuglé par votre inexpérience du chômage comme tant de nos élites, qu’elles appartiennent au monde politique, à celui des médias, à nos administrations ou aux grandes entreprises. Qui finance vos analyses économiques ? Si votre carnet de commande venait à se vider et si vous étiez confronté à des difficultés financières, accepteriez-vous de devoir subir une forme de déclassement social avec les conséquences qui en découlent en termes d’estime de soi et dans le regard de vos proches, en étant contraint d’abandonner un métier en ligne avec vos compétences pour un autre métier, manuel et sans rapport avec vos compétences ? Par exemple, accepteriez-vous de devenir chauffeur routier, un métier en tension que vous devriez être apte à tenir rapidement après une petite formation intra-entreprise ?
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Car c’est bien de cela dont il s’agit ici en partie, Monsieur Bouzou, de l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail ! Pourquoi stigmatiser des chercheurs d’emploi qui n’ont aucune raison d’avoir un tempérament plus fainéant, plus malhonnête qu’une personne en poste ? Pourquoi tous les chômeurs se ressembleraient-ils et seraient-ils plus incompétents que des salariés ayant la chance d’avoir une activité rémunérée ?
Avoir raison comme un économiste
Ce n’est qu’en osant changer de point de vue, en posant un diagnostic impartial et lucide sur la situation du marché du travail en France que nous pourrons collectivement sortir de l’impasse. Or, il faut beaucoup de courage et de détermination pour oser aller à l’encontre de la pensée dominante. Les analystes et prévisionnistes économiques de tous bords ne sont pas jugés aux résultats. Combien d’économistes de marchés perdraient leur travail en fin d’année si on vérifiait la réalisation de leurs anticipations établies en début de cette même année ? En avril 2008, Monsieur Bouzou, n’avez-vous pas affirmé que c’était « le moment d’acheter en Bourse » alors même que la chute de Lehman Brothers, le 15 septembre suivant, allait faire plonger les marchés et nos économies dans leurs sillages ? Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Les chercheurs d’emploi n’ont pas à payer, cette fois, les pots cassés de votre analyse biaisée du marché du travail !
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Pour les néophytes, je rappelle que l’économie n’est pas une science exacte, que les analyses s’appuient sur des théories, ces théories faisant tourner des modèles à partir d’hypothèses reposant sur des probabilités plus ou moins réalistes.
Monsieur Bouzou, vos postulats de base semblent être les suivants, conforme à ceux de la plupart de vos collègues qui conseillent notamment notre ministre du Travail :
1. Le chercheur d’emploi n’est pas motivé, le plus souvent, pour retrouver un travail. Il est même fréquemment fainéant et ravi d’utiliser le système à son profit,
2. Le chercheur d’emploi est, la plupart du temps, incompétent,
3. Le recruteur, comme les marchés, est rationnel et connaît parfaitement ses besoins en termes de candidats. L’entreprise ou l’institution qui recrute a, en règle générale, raison.
La plupart des chômeurs ne sont pas des profiteurs
J’affirme, pour ma part, que vous avez tort. Tant que nous aurons des politiques et des médias pour relayer vos conclusions établies sur des hypothèses inappropriées, nous irons de Charybde en Scylla, ce qui est objectivement un fait au vu des résultats des politiques menées en France sur le front du chômage depuis quarante ans.
Face à l’arrogance de vos propos, permettez-moi de prétendre pour ma part que :
1. Les chercheurs d’emploi veulent sortir de leur situation : sur un total de 6 286 820 demandeurs d’emploi[tooltips content= »DARES »]3[/tooltips] au 1er trimestre 2018 en France métropolitaine, moins de la moitié sont indemnisés par l’assurance-chômage (3 090 900 indemnisés). Pensez-vous décemment que ceux qui ont dépassé les « fins de droits » soient des profiteurs ?
2. Beaucoup de candidats à l’embauche sont très compétents, voire « surdimensionnés » pour les opportunités offertes sur le marché du travail. N’avez-vous jamais entendu parler de ces candidats trop qualifiés pour les postes à pourvoir ? A fin juillet 2018, 1 768 320 demandeurs d’emploi de niveau Bac +2 et plus (toutes catégories confondues) sont inscrits à Pôle Emploi en France métropolitaine, soit +156 310 par rapport à fin décembre 2017. Faut-il continuer à élever le niveau de formation de base ? Ou faut-il simplement, comme me disait récemment une dirigeante de PME dans le bâtiment, faire en sorte que Pôle Emploi sache sélectionner les candidats dont elle a besoin, des candidats non qualifiés qu’elle est prête à former pour peu qu’ils soient motivés ?
3. Les recruteurs, pour la plupart, cherchent des clones ayant trois à cinq ans d’expérience, des jeunes expérimentés et surtout pas des « vieux » de plus de quarante-cinq ans alors que ceux-ci disposent au contraire d’une maturité professionnelle et d’une expérience qui seraient grandement utiles au secteur productif, et accessoirement sont encore souvent très éloignés de la retraite, ce qui pose un autre type de problème.
Un modèle de recrutement dépassé
Il y a bien une autre hypothèse, quelque peu dérangeante, qui mériterait d’être prise en compte pour expliquer, en partie, le paradoxe du nombre d’emplois non pourvus dans un contexte de chômage de masse : des modèles de recrutement datant des trente glorieuses. Et si la responsabilité incombait, en partie, aux entreprises et institutions ? Je prétends que bon nombre de structures ne trouvent pas de candidats pour leurs postes vacants car leurs modèles de recrutement sont devenus obsolètes. Il leur faut donc en changer. Cette hypothèse secouerait-elle trop le « système établi » pour être systématiquement évincée ? A ce stade, la donne est, avant tout, culturelle. C’est l’histoire du fameux gaulois réfractaire au changement !
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A la vue de ces éléments, permettez-moi d’espérer, Monsieur Bouzou, que vous voudrez bien, à l’avenir, vous abstenir de diffuser de tels diagnostics qui, s’ils influencent nos décideurs, risquent plus d’achever le malade que de le guérir. Ce n’est pas par la stigmatisation de ceux qui sont déjà en difficultés et par un diagnostic erroné de la situation que nous allons recréer une croissance durable au sein d’une société non violente et épanouissante pour tous.
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