Quelles sont les raisons de la démission de la Première ministre écossaise, leader du Parti nationaliste écossais (SNP)? Quelles en sont les conséquences pour une éventuelle indépendance de l’Ecosse?
Nicola Sturgeon avait la réputation d’être une femme politique très habile. Son parti, le SNP, est au pouvoir en Écosse depuis 2009. Elle-même est Première ministre depuis 2014. Bien que lors du référendum de 2014, 55% des Écossais ont rejeté l’indépendance (contre 45% qui ont voté pour), elle a réussi à garder cette question sur le devant de la scène politique de son pays jusqu’à aujourd’hui. Aux élections générales de 2019, le SNP a gagné 48 des 59 sièges alloués à l’Écosse au Parlement de Westminster. Aux élections écossaises de 2021, le Parti a gagné 64 des 129 sièges et a formé une majorité avec les huit députés verts. L’argument principal pour l’indépendance mis en avant par Sturgeon était le fait que, au référendum de 2016, 62% des Écossais qui y ont participé ont voté contre le Brexit, tandis que, à l’échelle du Royaume Uni, 51,89% de la population a voté pour. Ainsi, l’Écosse s’est vue contrainte de quitter l’UE contre son gré. Selon Sturgeon, si en 2014 les Écossais avaient su qu’ils seraient obligés de sortir de l’Europe, ils auraient choisi de quitter le Royaume Uni. L’Écosse mériterait donc un nouveau référendum sur l’indépendance.
Dans le viseur de Theresa May puis de Boris Johnson
Le grand obstacle, c’est que le droit de tenir un tel plébiscite ne relève pas des pouvoirs dévolus à Édimbourg par Londres. Et les gouvernements successifs de Theresa May et de Boris Johnson ont résolument refusé de donner leur autorisation pour l’organisation d’un référendum. En même temps, les sondages n’ont jamais donné une majorité claire et stable pour l’indépendance. Pourtant, l’ambition du SNP ne se réduit pas à la gestion de l’Écosse dans le contexte de la dévolution accordée par Westminster sous Tony Blair en 1998. Sa raison d’être est fondée sur la recherche de l’indépendance. À partir de 2016, face à l’intransigeance de Londres, qui citait le résultat de 2014, Nicola Sturgeon ne pouvait désormais compter que sur la logique du bras de fer. La pandémie a apporté à la Première ministre l’opportunité de montrer qu’elle savait mieux gérer la crise que Londres, mais les résultats n’étaient pas au rendez-vous. Le seul recours qui restait était la voie juridique.
Espérant tenir un référendum en octobre 2023, Nicola Sturgeon a saisi la Cour suprême du Royaume, lui demandant de statuer sur le droit constitutionnel de Londres d’empêcher le Parlement écossais de légiférer sur la tenue d’un référendum sur l’indépendance. En novembre 2022, le verdict unanime de la Cour est tombé : Édimbourg ne pouvait nullement contourner Londres. Face à cette décision, Mme Sturgeon a annoncé que les prochaines élections au Parlement constitueraient de facto un référendum. Le premier problème ici, c’est que ces élections sont censées avoir lieu en janvier 2025 : cette échéance n’est pas apte à satisfaire les impatients. Un deuxième hic, c’est que même si le SNP reproduisait son score de 2021, il n’aurait pas 50% du vote. On ne peut pas prétendre avoir un mandat pour l’indépendance avec moins de la moitié de l’électorat. Enfin, les sondages n’indiquaient pas que les Écossais mettaient l’indépendance au-dessus d’autres questions brûlantes comme celles des salaires, de l’inflation ou de l’état du système de santé.
La brèche ouverte par la question des trans
La stratégie de saisir la Cour suprême avait l’avantage de la clarté, mais le désavantage du caractère net et définitif de la réponse. L’autre stratégie de Sturgeon était plus indirecte et hasardeuse.
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Depuis de nombreuses années, les lobbys trans font pression sur les législatures partout en Occident pour simplifier le processus par lequel les personnes peuvent changer officiellement de genre. Ces lobbys militent pour l’autoidentification (« self-identification »), un processus qui dépendrait uniquement du jugement de l’individu qui veut changer de genre en se passant de toute opinion d’expert, de tout diagnostic médical et de tout délai de réflexion plus ou moins prolongé. En octobre 2017, le gouvernement de Theresa May avait annoncé vouloir légiférer dans ce sens mais, ayant fort à faire avec la question du Brexit, il n’avait pas pu avancer sur ce chantier. En septembre 2020, le Brexit terminé (au moins sur le papier), le gouvernement de Boris Johnson annonce – au grand dam des activistes du genre – ne pas procéder à de telles mesures. C’est là que Nicola Sturgeon a vu une brèche où s’engouffrer. En décembre 2022, le Parlement d’Édimbourg a donc voté une loi pour l’Écosse qui contredisait la Loi sur la reconnaissance de genre (Gender Recognition Act) de 2004 qui s’appliquait à tout le Royaume Uni. Selon la loi existante, l’âge minimum pour le changement de genre est de 18 ans. Un homme doit fournir la preuve qu’il vit comme femme depuis deux ans – et une femme comme homme. La demande doit être étayée par deux rapports médicaux dont un signé par un médecin figurant sur une liste d’experts officiellement agréés. Selon la législation de Sturgeon, désormais toute personne née en Écosse ou y résidant pourrait changer de genre à partir de 16 ans, sans avoir besoin de fournir de documents médicaux. Le délai se réduirait à trois mois, ou six mois pour quelqu’un de moins de 18 ans, plus une période de réflexion de trois mois. A ceux qui objectaient que cette mesure donnerait aux femmes trans (des hommes ayant changé de genre, avec ou sans intervention chirurgicale) accès aux espaces réservés exclusivement aux femmes, comme les refuges, les salles d’hôpital et les prisons, la Première ministre répondait que ce danger n’était pas réel. Selon elle, il n’y avait même pas besoin de sauvegardes dans la législation pour protéger les femmes d’une telle menace.
Quels étaient les objectifs de la Première ministre, au-delà du désir de donner une nouvelle dimension à l’image de l’Écosse comme pays progressiste ? Dans un premier temps, il s’agissait de creuser un abîme juridique entre l’Écosse et le reste du Royaume Uni. Un individu pourrait avoir un genre en Écosse et un autre genre ailleurs, semant la confusion et réconfortant l’idée que ce serait peut-être mieux pour tout le monde si l’Écosse et le Royaume Uni étaient deux pays distincts. Mais dans un deuxième temps, la menace que représente ce désordre potentiel pourrait inciter Londres à intervenir pour faire obstruction au processus législatif en Écosse. Ce qui donnerait l’impression d’une puissance étrangère arrogante s’immisçant dans les affaires des pauvres Écossais. Effectivement, une telle intervention ne s’est pas fait attendre. Le 16 janvier, le secrétaire d’État pour l’Écosse du gouvernement de Rishi Sunak a annoncé que le lendemain, le jour où la nouvelle loi écossaise devait entrer en vigueur, il allait bloquer la promulgation de la législation en vertu des pouvoirs accordés par la Section 35 de la Loi sur l’Écosse (Scotland Act) de 1998. Ces pouvoirs permettent l’annulation de toute législation ayant un effet négatif sur l’application de lois promulguées à Westminster au nom de tout le Royaume Uni. En effet, la nouvelle loi écossaise sur le genre serait en contradiction avec la Loi sur l’égalité (Equalities Act) applicable à tout le Royaume Uni qui priorise pour les femmes l’accès à certains emplois et régit le calcul des cotisations pour la retraite selon le genre de la personne qui cotise. Et quid des enfants nés en Écosse mais scolarisés en Angleterre ou au Pays de Galles de 16 à 18 ans (ils seraient environ 16 000) qui pourraient changer de genre ? Ou des Écossais qui, après un changement de genre, viendraient s’installer ailleurs au Royaume Uni ? Leur genre « écossais » serait en contradictions avec leur genre « britannique » !
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L’affaire Isla Bryson
De manière prévisible, Mme Sturgeon dénonce cette intervention comme celle d’un « gouverneur général ». L’allusion au colonialisme est curieuse : l’Écosse n’a jamais été colonisée et les Écossais ont joué un rôle de premier plan dans l’empire britannique, disproportionné même par rapport à leur démographie. Mais le vrai problème pour la Première ministre, c’est que ses concitoyens, y compris ceux qui votent SNP, partagent la méfiance du secrétaire d’État pour l’Écosse. Selon un sondage récent, 76% des Écossais considèrent que la loi sur le changement de genre présente un risque inacceptable pour les femmes. Et c’est au moment fatidique où Londres fait opposition à Édimbourg qu’arrive un cas d’école qui constitue une démonstration parfaite de ce risque. Tout le monde connaît aujourd’hui « la » célèbre Isla Bryson. Arrêté en 2019 pour le viol de deux femmes, l’une en 2016 et l’autre en 2019, il s’appelait Adam Graham avant de commencer une thérapie de changement de genre en 2020.
Dans la photographie de Graham qui circule dans les médias, on voit un costaud tatoué sur le visage susceptible de gagner le premier prix dans un concours pour le plus parfait psychopathe macho. Des images postérieures à sa transition montrent un personnage encapuchonné afin de cacher son apparence, habillé dans des vêtements de différents tons de rose selon une idée caricaturale de la féminité, et arborant une perruque blonde décolorée. Le pantalon de ski moulant laisse voir une protubérance qui ne peut pas être attribuée à un clitoris, même surdéveloppé. Condamné enfin le 24 janvier de cette année, il est détenu dans une prison pour femmes. Il serait difficile d’imaginer un cas plus cynique de changement de genre pour échapper à son sort. Ce n’est pas le premier homme violeur emprisonné chez les femmes après un changement de genre apparent, mais c’est le cas le plus flagrant. Sa présence dans une telle prison est permise par une politique adoptée par le système pénitentiaire écossais en 2014, sous la pression d’une ONG trans, qui recommande d’enfermer les criminels selon le genre qu’ils ont choisi pour eux-mêmes. Il est évident que la loi de Nicola Sturgeon va institutionnaliser, pérenniser et multiplier de tels cas. Devant l’esclandre, Bryson/Graham est transféré dans une prison pour hommes. La Première ministre, dont la communication politique est normalement si efficace, fait deux interventions catastrophiques devant les médias. Lors d’une conférence de presse, elle confirme que Bryson est maintenant chez les hommes, mais le désigne par un pronom féminin. Repris par les journalistes, elle abonde en bafouillements. Dans une interview, elle se révèle incapable de décider s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, ou pourquoi une femme serait enfermée chez les hommes si « elle » n’est pas un homme.
C’est ainsi que, l’air fatigué et se disant usée par la politique, Mme Sturgeon annonce sa démission le 15 février. A 52 ans, possédant une grande expérience de l’exercice du pouvoir, elle devrait avoir le plus beau de sa carrière politique devant elle. Selon un sondage conduit au moment de son départ, 42% des Écossais croient qu’elle devrait s’en aller. Le problème, c’est que sa poursuite de l’indépendance écossaise a conduit à une impasse. Malgré son habileté reconnue, elle a évolué dans une bulle indépendantiste qui l’a éloignée des préoccupations quotidiennes de ses électeurs. La politique wokiste de son gouvernement – sa Loi sur les crimes de haine et l’ordre public, promulguée en 2021, est un chef-d’œuvre de répression de la liberté d’expression – ne correspond pas du tout à ce que veut la majorité de l’électorat. Le débat entre nationalistes (pro-indépendance) et unionistes (pro-Royaume Uni) est souvent toxique et l’habileté de Sturgeon ne servait souvent qu’à exacerber cette opposition intransigeante. Dans son discours de départ, elle reconnaît qu’il faudrait quelqu’un d’autre « pour combler le fossé qui sépare les deux camps ». Le projet de l’indépendance n’a jamais été expliqué dans le détail (pas plus que celui du Brexit en 2016). Quelle serait la monnaie d’une Écosse indépendante ? Comment être sûr que le pays coche toutes les cases pour réintégrer l’UE ? Un nouveau leader sera élu. La campagne pour l’indépendance continuera. Mais dans l’avenir proche, il n’y aura aucun espoir d’une évolution quelconque. L’Écosse continuera à être divisée comme auparavant, incapable de réaliser l’ambition indépendantiste, mais toute aussi incapable de définir une ambition alternative. Sa seule consolation, ce sera l’abandon éventuel par son gouvernement du progressisme et la focalisation sur les vrais problèmes des Écossais.