Amante de Jim Morrison, la chanteuse Nico avait trouvé en lui l’âme sœur qui l’inspirait. Leur communion spirituelle fut telle qu’elle partagea presque la même fin.
La dernière fois qu’elle l’a aperçu, c’était avenue de l’Opéra, à Paris, dans la nuit du 2 au 3 juillet 1971, deux ans jour pour jour après la mort de Brian Jones, son amant avant lui. Il était assis à l’arrière d’une voiture noire. Elle lui a fait signe, mais il n’a pas répondu. Il regardait droit devant lui. La mort en face.
Elle raconte cela avec un regard bleu glacier, puis se tait. Tire sur sa cigarette, crache un nuage de fumée si dense qu’on y devine un ectoplasme : « C’est mon destin, de mourir à la même époque de l’année. »
Pour Morrison, Nico s’écrit Icon
Nico fait la connaissance de son prince charmant au Castle, un château de conte de fées situé à Los Angeles. Un an plus tôt, Jim Morrison s’est offert un pantalon de cuir (celui d’Absolutely Live) après avoir vu Gerard Malanga danser autour d’elle lors d’un concert du Velvet Underground, mais en 1967, la blonde femme fatale a été chassée du groupe de Lou Reed. Elle a quitté New York et la scène minuscule, étouffante du Dom, où elle interprétait derrière le bar les chansons que d’autres – Bob Dylan, John Cale, Lou Reed, Jackson Browne, Tim Hardin – écrivaient pour elle. Malgré un petit rôle remarqué dans La Dolce vita, malgré les films de Warhol dont elle est l’une des superstars, ses quelques apparitions sur grand écran n’ont pas convaincu, et elle ne supporte plus d’être mannequin (« C’est une vie tellement con, d’être covergirl ! »). Nico se cherche un second souffle, et les toits du palais mauresque où elle joue à chat avec Morrison, qui danse au bord du vide pour ses beaux yeux, le désert de la Vallée de la Mort où le chanteur shaman l’initie au culte du dieu Peyotl, comblent son besoin de grands espaces : en une vision d’apocalypse induite par la drogue, le monde se renverse, ciel et terre lui apparaissent sens dessus dessous comme dans le miroir d’un lac. Morrison, son soul brother, bouleverse son nom, donnant un sens au pseudonyme de Christa Päffgen : pour lui, Nico s’épelle Icon. Elle qui chantait à Lou Reed I’ll Be Your Mirror se reconnaît en son esprit. Il lui fait lire les romantiques anglais, lui apprend à noter ses rêves. Solennel sous la lune californienne voilée de smog, un rien paternaliste, il lui accorde l’autorisation d’écrire ses propres chansons. Pour le remercier, et puisqu’il adore les rouquines, le genre mendiante rousse à la Baudelaire précise-t-elle, elle se fait la chevelure rouge sang.
Le souffle de Jim Morrison
Ecrire. Composer. Créer pour exister, se répète-t-elle inlassablement. Nico tâtonne, cherche ses marques. Puisqu’elle ne sait ni lire, ni écrire la musique, et comme les virtuoses règnent encore sur le rock, il lui faut jouer d’un instrument que nul autre ne maîtrise dans ce petit monde. L’harmonium indien, que Terry Riley et Allen Ginsberg utilisent dans des contextes très différents, lui permet de se passer de la compagnie de guitaristes, tout en retrouvant quelque chose de l’orgue de Ray Manzarek, qui souligne la voix de Morrison dans les Doors. Conseil reçu d’Ornette Coleman au passage : jouer la mélodie dans les basses, l’accompagnement sur la droite du clavier, dans les aigus. Ciel et terre sens dessus dessous, comme dans le texte qu’elle écrit en souvenir de son initiation au peyotl, « It Was A Pleasure Then », seule composition personnelle de Chelsea Girl, son premier disque, qu’elle renie pour ses arrangements sirupeux.
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Pendant des semaines, rideaux tirés et bougies allumées, Nico rompt ses doigts à l’enchaînement des accords, s’entraîne, improvise des mélodies en pédalant sur les soufflets de son instrument, comme sa mère, dans Berlin détruite, pédalait sur sa machine à coudre pour la nourrir. Ses nuits, elle les passe allongée dans la baignoire vide, à méditer ses poèmes nourris de visions oniriques et de lectures de Blake, de Wordsworth, de Coleridge. Une douzaine de chansons sous le bras, elle signe en 1968 chez Elektra, le label des Doors, grâce à l’entremise de Morrison, et enregistre avec John Cale, son ancien complice du Velvet, l’un des albums les plus originaux d’une décennie féconde, qui engendrera à partir des années quatre-vingt toute la famille ténébreuse du rock et du folk, de Current 93 à Dead Can Dance en passant par Sixth Comm / Mother Destruction, Kirsten Norrie (alias MacGillivray), ou la seconde face de Closer, à l’issue de laquelle s’est éteinte la voix de Ian Curtis.
Hommages au Roi Lézard
Sur The Marble Index, Nico rend hommage à celui qui l’a révélée à elle-même. Le Roi Lézard l’a encouragée à écrire sur ses « héros » ; elle chantera plus tard Andy Warhol, Genghis Khan, Andreas Baader, Charles Manson, Brian Jones et Philippe Garrel, le cinéaste devenu son compagnon. Pour l’heure, elle écrit sur son fils (« Ari’s Song »), et sur Jim Morrison. Au gré d’une paronymie transparente, et comme il avait anagrammatisé Nico en Icon, elle rebaptise César le roi Lézard : « Julius Caesar » décrit, au moyen d’arabesques vocales qui relèvent du style mélismatique, sa performance comme un rituel, un festival scénique sacré et dionysiaque : du haut de sa noble scène, parmi les statues, les colonnes, les autels de pierre antiques énumérés dans le poème (« The End », expliquera-t-elle lorsqu’elle reprendra la chanson des Doors, « c’est du théâtre grec »), l’officiant s’incline pour embrasser le sol, d’où s’élève une colombe, en un mouvement inverse de la dernière scène de Parsifal, où l’oiseau Saint-Esprit descend des cieux pour adouber le nouveau gardien du Graal.
Avant de quitter l’Amérique pour la France, elle retrouve une dernière fois son mentor dans les coulisses d’un concert, à Hollywood. Au moment où il monte sur scène, elle lui tend un crucifix, qui lui échappe des mains et se brise à leurs pieds.
Elle ne reverra son visage que la nuit précédant sa mort, à Paris, et lui dédiera « You Forget To Answer », chanson spirite qui évoque cette ultime rencontre qui n’a pas eu lieu.
Lui disparu, elle teint ses cheveux de deuil et se drape de capes noires. Brune désormais, elle se persuade qu’il lui incombe de le réincarner. Elle qui n’interprétait plus que ses propres compositions transpose à l’harmonium « The End », la chanson la plus emblématique et la plus macabre de celui qui a fait d’elle une créatrice, et en donne le titre à l’album où elle règle ses comptes avec son Vaterland et ce père qui l’a abandonnée avant qu’elle vienne au monde, pour s’engager dans la Wehrmacht. Father ? — Yes son ? — I want to kill you ! déclame-t-elle avant de reprendre, avec la plus impitoyable, la plus tragique des ironies, l’hymne allemand tel que le chantaient les nazis, tel qu’elle a été obligée de le chanter petite fille, sur la mélodie, écrite par Haydn, gardée par l’Allemagne fédérale – puis par l’Allemagne réunifiée.[tooltips content= »« L’hymne national que je chantais était celui que j’avais appris enfant, expliquait Nico. Aujourd’hui, il est interdit de le chanter tel qu’il était alors, mais l’hymne qu’on chante aujourd’hui a exactement la même mélodie. C’est la même chose, avec des paroles adoucies. J’ai réalisé qu’il me fallait chanter les paroles interdites pour mettre en évidence l’ancien sentiment, caché derrière le nouveau. »« ]1[/tooltips]
« Il semble que je finirai toujours en chantant ‘The End’, toute ma vie. »
« The End… » paraît en 1974 avec le slogan publicitaire le plus lugubre (et peut-être le plus drôle) de l’histoire du rock : « A quoi bon vous suicider lorsque vous pouvez acheter cet album ? » La fin de Nico dure quatorze années. Sept ans avant d’enregistrer de nouveau. La seconde partie des années soixante-dix est une longue descente aux enfers de l’héroïne. Nico apparaît çà et là, sublime à la cathédrale de Reims le 13 décembre 1974, pathétique dans les arènes d’Arles l’été suivant, méconnaissable tant elle a grossi lors de ses tournées américaines de 1979. Elle termine chaque concert sur « The End » (« Il semble que je finirai toujours en chantant ‘The End’, toute ma vie. ») et en fait à ce point son hymne que tout artiste qui reprend aujourd’hui la chanson des Doors rend hommage, aussi, à Nico.
Témoin cette reprise hantée d’Anja Franziska Plaschg, alias Soap&Skin, plus « nicoesque » que « morrisonienne », passant du rire aux larmes:
Le public vient l’écouter pour l’entendre évoquer le passé, Warhol, Lou Reed, Morrison surtout, qu’elle n’évoque qu’en parlant au présent. Devenue le tombeau vivant et le cénotaphe du poète foudroyé, autour duquel se recueillent ses admirateurs, elle assure qu’elle va enregistrer avec les Doors, jure que ce qui lui tient le plus à cœur, c’est une reformation du groupe légendaire avec elle dans le rôle de Jim Morrison. Persuadée d’avoir la même voix que son ancien amant, elle insiste : « Ce serait vraiment Jim. La scène musicale devient si nécrophile qu’il va falloir que je me dépêche de le faire. »
Elle passe les années 1980 dans la pose rendue célèbre par Morrison, la main accrochée au micro, un verre dans la dextre, belle de nouveau, statufiée dans un nuage de fumée spirite, sanglée dans un pantalon de cuir noir plus couturé que la peau de la créature de Frankenstein. Quand on la questionne sans détour, elle rit et donne pour toute réponse ce mensonge : « Non. Je ne communique pas avec les fantômes. »
Get together one more time
Tout autour du monde, accompagnée de musiciens encore enfants lorsqu’existaient les Doors, elle chante « The End » : Amérique, Australie, Japon, Europe de l’Ouest et de l’Est l’entendent soupirer son thrène. A chaque fin de « The End », chaque soir, elle meurt. James Young, son pianiste, la vise d’un pistolet d’enfant, elle s’écroule derrière son harmonium. Eric Random, synthésiste et percussionniste, reste sceptique : « Seule une balle d’argent pourra l’achever. » Soir après soir sa voix s’éteint sur les mêmes mots :
This is the end, my only friend, the end
It hurts to set you free
But you’ll never follow me
The end of laughter and soft lies
The end of nights we tried to die
This is the end
Au bord d’une route de Tchécoslovaquie, la veille du Jour des Morts, elle l’aperçoit une dernière fois. Les pupilles dilatées, elle le montre à ses musiciens qui, pressés dans le van à bord duquel ils ont franchi le Rideau de Fer, plissent les yeux pour distinguer, dans la nuit et la brume de cette Toussaint 1985, le chanteur mort des Doors. Cette fois non plus, Morrison ne répond pas à ses signes.
Les fins du mois de juillet
Elle donne son ultime concert au planétarium de Berlin un peu moins de six semaines avant l’hémorragie cérébrale qui l’emportera. Elle n’y interprète que des chansons inédites, fragments d’une symphonie inachevée consacrée au désert de la Lune – vingt ans après l’illumination dans la Vallée de la Mort. Elle revient pour un dernier rappel. Assise à son orgue solitaire, elle interpelle encore une fois l’amant assis à l’arrière de la voiture noire, l’initiateur qui regarde droit devant lui, fixant la mort en face : When I remember what to say / When I remember what to say / You will know me again / And you forget to answer.
Elle l’a prédit quelques mois plus tôt dans son journal intime : « ‘You Forget To Answer’ » résonnera dans mon oreille lorsque je ne pourrai plus chanter. Je chanterai en silence. » Elle meurt à Ibiza le matin du 18 juillet 1988.
Dix-sept ans plus tôt, le 3 juillet 1971, « à la même époque de l’année », après cette nuit où il n’a pas répondu à l’appel de celle qu’il avait baptisée « Icon », Jim Morrison est retrouvé mort dans une baignoire – là où Nico composait les textes des chansons qu’il lui avait inspirées.
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