Jeudi 19 juillet, se déroula la première manifestation de soutien aux travailleurs migrants. Une vaste foule arpentait les quartiers neufs, dans l’Est, passant les tunnels qui crèvent les montagnes ceinturant la ville en scandant : « Nous sommes tous des clandestins ! ». Même si aucun incident n’était encore à déplorer, la tension se faisait palpable et croissante. Gênes devenait une ville en état de siège, avec des pelotons de policiers et de carabiniers se déployant dans les rues, et ces grues vertigineuses portant des containers pour barrer le front de mer.
Le lendemain, plusieurs cortèges se mirent en place, suivant la norme altermondialiste du « libre choix ». Certains rassemblements essayaient de s’approcher de la zone rouge, pour y faire entendre leurs revendications liées aux questions de développement, tandis que d’autres dénonçaient carrément l’existence de cette zone interdite en tentant d’y pénétrer. Avec mon ami de longue date Stefano, j’avais rejoint le cortège dit « de la désobéissance civile » emmené par une mouvance peu connue hors d’Italie, celle des Tute Bianche. Signifiant « tuniques blanches », son nom provient des combinaisons type « nettoyage industriel » enfilées par ses militants issus des centres sociaux. Originale, leur tactique reposait sur une sorte de défense active, ces activistes prenant le risque d’aller au contact de la police sans armes mais en résistant aux coups de matraques par différents biais (bouées, casques, matelas scotchés au corps, etc.). Ils pouvaient ainsi faire preuve d’audace sans jamais porter le premier coup, ce qui requérait cependant une bonne dose de sang froid pour ne pas laisser la situation dégénérer.
Au printemps 2001, les Tute Bianche avaient défié le G8 dans une Déclaration de guerre aux puissances de l’injustice et de la misère que son style provocateur et imagé rendait inimitable. Hissant la « zone rouge » au rang de symbole d’un monde ghettoïsé et militarisé, ils annonçaient haut et fort leur intention d’effectuer une incursion symbolique dans la partie interdite de la ville. Ce 20 juillet, ils avaient exceptionnellement délaissé leur tunique blanche- estimant avoir franchi un nouveau cap avec le développement du mouvement- pour se dissoudre dans le nombre des manifestants. Ils conservaient néanmoins leur stratégie habituelle en formant un cortège compact, façon légion romaine, que protégeaient sur ces flancs d’immenses panneaux de plexiglas. Chacun de nous s’ensevelissait sous des protections dérisoires mais baroques (armures en mousse, en plastique, en caoutchouc), formant une armada étrange mais déterminée de milliers de personnes au style détonnant, quelque part entre Mad Max et les grandes compagnies médiévales.
En début d’après-midi, alors que la manifestation progressait lentement, un type lança dans un porte-voix : « Nous sommes une armée de pauvres, de rêveurs et d’enfants, et pour cela, nous sommes invincibles ! ». Qu’il fût tiré des écrits zapatistes ou de Saint François d’Assise, le mot d’ordre était beau et galvanisant. Mais la présence d’un hélicoptère au-dessus des têtes rendait l’atmosphère plus pesante à chaque nouveau mètre.
Soudain, alors qu’elle se trouvait à plus de trois cent mètres du cordon de sécurité – lui-même fort éloigné de la zone interdite – la foule des manifestants subit l’assaut d’une pluie de grenades lacrymogènes bientôt suivie de charges violentes des carabiniers.
Coincée dans le goulet de l’avenue qui se rétrécissait à cet endroit, la manifestation se débanda. Contrainte à l’immobilité, la tête du cortège dut encaisser la violence du choc. Certains trouvèrent refuge dans les immeubles environnants, d’autres s’efforcèrent de faire demi-tour dans la panique générale. Malgré la volonté de contrôle des chefs des Tute Bianche, des masses de manifestants réussirent à fuir par quelques ruelles adjacentes, se regroupèrent et vinrent se heurter aux forces de police. S’ensuivirent trois heures de violents affrontements, qui firent plusieurs centaines de blessés et un mort.
Noir désir
Comment en était-on arrivé là? Le matin même, d’autres rassemblements s’étaient tenus à proximité de la zone rouge, ne provoquant que quelques échauffourées sans grande importance. Quelques heures plus tard, seul un groupe minoritaire se désintéressait totalement de la manifestation. Composé de gens plutôt jeunes, pour la plupart masqués et habillés de vêtements sombres, ce court cortège arpentait les grands axes vidés de toute population, s’en prenant aux devantures de certaines enseignes et brisant le dallage pour en faire des projectiles.
En Italie, les adeptes de ce type de défilés musclés sont surnommés les Tute Nere (tuniques noires), peut-être par opposition avec les Tute Bianche. Ailleurs, on les désigne par l’anglicisme Black Blocs. Formée de l’addition de petits groupes affinitaires, cette « messe noire », en rupture avec la liturgie classique de la manif’, s’attaque à divers symboles du capitalisme, privilégiant tout particulièrement les banques et les fast-foods. A en croire leur rhétorique téléchargeable sur internet, ces ultras souhaitaient dresser une « zone libérée » le temps de quelques heures. Certes, l’exercice pouvait sembler vain.
Au fond, il s’agissait avant tout d’une célébration ludique et destructrice : la pierre, la bouteille remplie d’essence et la bombe de peinture adressaient une fin de non recevoir au système. L’incendie d’une agence bancaire barrée du slogan martial « Dieu pardonne, pas le prolétariat » se voulait une allégorie de la guerre sociale à venir. Mais lorsque l’excitation dérive en hooliganisme laborieux dirigé contre le mobilier urbain et les automobiles de tous standings, l’opération perd de son symbole.
Aussi farouche puisse-t-elle paraître, la pratique des Black Blocs s’inscrit dans la filiation des « autonomes » des années 1970 et 1980, des squats, de l’écologie radicale, des affrontements rituels avec la police le premier mai à Berlin-Ouest… Cette généalogie qui comporte une saveur très punk et charrie avec rage le rejet de toute représentation : cela donne le « Do It Yourself », très prisé par une certaine gauche sauvage. S’y agrègent des énervés de tout bord, dont quelques léninistes restés nostalgiques du coup de poing à l’ancienne. Leur tenue noire peut faire songer à une mise en scène vaguement totalitaire. Elle évoque surtout l’étendard sombre symbole de l’anarchisme, qui domine dans les rangs des Black Blocs.
Ce jour-là, la ville presque déserte permettait au Black Bloc de s’en donner à cœur joie. Rétrospectivement, certains ont jugé curieux que la police lui ait laissé une telle marge de manœuvre alors qu’elle dispersait des rassemblements plus pacifiques, frappant impitoyablement leurs membres.
Les escadrons de police étant initialement affectés à la surveillance de la zone rouge, un certain flottement sembla entourer leur conduite lorsqu’ils durent intervenir à l’extérieur de celle-ci. Une fois lancée, la répression fut menée tellement à contretemps qu’on ne put s’empêcher de penser à une manipulation. Les forces de l’ordre s’acharnèrent ostensiblement contre ceux qui paraissaient le moins désignés pour subir leurs foudres. Très vite, fleurirent les discussions sur un complot dont les jeunes anars vindicatifs auraient été le jouet plus ou moins conscient. Par sa seule présence, le Bloc faisait monter la tension en rentrant dans l’orbite des autres groupes, provoquant presque instantanément l’entrée en scène de la police, qui matraquait les manifestants les plus paisibles.
L’idée d’une manipulation gagna une certaine résonance en Italie, hantée par le souvenir des « années de plomb » durant lesquelles certains actes terroristes attribués aux gauchistes révolutionnaires s’avérèrent être le fait d’officines étatiques complices de groupes d’extrême droite. S’agissant des événements de Gênes, seules quelques photographies et bouts de film montrant un ou deux individus cagoulés s’entretenant avec la police entretinrent le doute, sans toutefois pouvoir apporter de démonstration complète. Dans ce genre de situations, il est du reste toujours difficile de tirer au clair la composition de groupes qui se font et se défont au cours de la manifestation.
Comme si cela allait de soi, les commentaires médiatiques les plus superficiels associèrent les destructions de biens génois aux violences policières. Il y eut pourtant clairement disjonction entre les deux : les auteurs des unes et les victimes des autres ne se recoupaient en réalité que fort peu.
Suite et fin au prochain épisode
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