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Ni muettes ni soumises


Ni muettes ni soumises
(DR)
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« Ô femmes du Prophète ! Vous n’êtes comparables à aucune autre femme. Si vous êtes pieuses, ne soyez pas trop complaisantes dans votre langage, afin que celui dont le cœur est malade [l’hypocrite] ne vous convoite pas. Et tenez un langage décent. » (sourate 33, les coalisés). À partir de ce verset ambigu laissant comprendre que, par sa voix seule, la femme est foncièrement et perpétuellement une séductrice, certaines traditions musulmanes rigoureuses interdisent tout simplement aux femmes de chanter en public. C’est le cas de l’Iran, pays où depuis la révolution de 1979, le timbre des chanteuses solistes ne résonne plus en public. Et c’est le combat d’une femme, la musicienne iranienne Sara Najafi, pour contourner cette interdiction qui est au cœur de No Land’s Song, un documentaire réalisé par son propre frère Ayat Najafi.

Emouvant et haletant, ce film raconte une histoire très iranienne, née des tensions entre une loi dure et contraignante et une société complexe au sein de laquelle les frontières entre pratiques et normes, espaces de liberté et interdictions imposées fermement bougent sans cesse car négociées en permanence. L’Iran de No Land’s Song laisse deviner un grand capharnaüm où rien n’est acquis irrémédiablement. Sara Najafi incarne d’ailleurs ces contradictions. Agée de 36 ans elle est la première femme diplômée en composition d’Iran, c’est-à-dire qu’elle a été formée sous le régime des ayatollahs, le même qui empêche les femmes à chanter… et la pousse à se lancer dans le projet de confronter cette interdiction en organisant un concert de chanteuses solo.

L’épaulent dans ce combat trois artistes qui vivent en France : Elise Caron, Jeanne Cherhal et Emel Mathlouthi. Cette dernière, une chanteuse tunisienne finaliste du concours Prix RMC – Moyen-Orient 2006, a surtout marqué les esprits par son engagement pendant la révolution tunisienne de janvier 2011 et ses concerts publics donnés à cette occasion. Autant dire que, derrière la musique et la cause des femmes, d’autres aspirations — ni formulées ni avouées — animent Sara Najafi et ses collègues et compatriotes Parvin Namazi et Sayeh Sodeyfi. Mais peut-il en être autrement ?

Leur chemin est en tout cas long. Nous les suivons, entre 2011 et 2013, au gré des pérégrinations et démarches administratives de Sara. Avec elle, nous restons stupéfaits par les décisions aussi absurdes qu’insondables du ministère de la Culture et de la Guidance islamique iranien et les justifications tortueuses des fonctionnaires pour décourager la jeune femme. Ces hommes derrières les bureaux dont on n’entend que les voix, enregistrées clandestinement, ne sont ni particulièrement intimidants ni convaincants. Ils ne sont probablement même pas convaincus… L’un d’entre eux résume la situation en demandant à Sara de se résigner et d’abandonner le projet.

Mais face à la détermination de la jeune femme, les fonctionnaires en viennent même à marchander, proposer des compromis, négocier… Il faut dire qu’entre temps, en juin 2013 plus exactement, Mahmoud Ahmadinejad a laissé la présidence de la République islamique à Hasan Rohani. Un changement au sommet qui – fait intéressant – a eu des répercussions quasi immédiates sur les fonctionnaires du ministère de la Culture et de l’orientation islamique. Pas une mince affaire quand on pense que Sara Najafi représente entre autres (et peut-être surtout) un quelque chose d’avant 1979, un autre monde, une autre culture, un autre Iran. Les hommes qu’elles rencontrent ne disent d’ailleurs pas autre chose : ils regrettent une vie culturelle perdue, des cinémas, des cafés et des chanteuses solo d’avant la révolution. Une vie exhumée au fil de vidéos d’antan et de gorges qui en viennent à se serrer.

Est évoqué aussi dans ce documentaire le rapport qu’entretient l’Iran avec la culture occidentale, diable de la révolution de 1979. Dans son argumentaire au ministère de la Culture, Sara rappelle aux fonctionnaires que le compositeur du premier hymne iranien était un Français, Jean-Baptiste Lemaire, chargé par le roi Nasser ad-Din Shâhen en 1868 de réorganiser ses orchestres militaires sur le modèle occidental. En évoquant Lemaire, en demandant à faire entendre la voix des femmes, c’est la révolution toute entière que Sara remet en cause dans No Land’s Song. Heureusement pour la jeune femme, le fonctionnaire ne relèvera pas la référence.

Pendant les 90 minutes du film, les voix chaudes des Iraniennes, mêlées à celles de chanteuses françaises, nous emportent avec elles dans leur projet-combat. Le spectateur vibre avec elles, entre éclats de rire et yeux rougis par une coda en forme d’apothéose : un concert à… l’Opéra de Téhéran ! Dans cette salle prestigieuse, construite par le Shah pour produire essentiellement des œuvres (concerts, ballets et opéras) occidentales, s’élèvent des voix sublimes, pour une révolution silencieuse…

No Land’s Song, documentaire d’Ayant Najafi.
En salle à partir de ce mercredi 16 mars 2016.



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Journaliste et syndicaliste, Manuel Moreau est engagé dans le mouvement social.

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