Que Jérôme Leroy soit rassuré : la droite non plus n’aime pas le réel. Elle l’aime d’autant moins qu’elle a compris que ce n’est pas en lui chantant des comptines pour cocos désabusés ni en lui offrant des bonbons trempés dans l’eau bénite qu’on l’amadoue. C’est une méchante bête, le réel: il n’a pas l’oreille musicale et le sucre lui donne la nausée. N’essayez pas de le tuer, c’est lui qui vous tuera le premier. Dans sa maigre clémence, il consent parfois aux négociations. Mais, même quand il y consent, n’espérez pas avoir le dessus. Il est comme la pluie et l’orage qui vous tombent dessus. Vous pouvez pester contre eux, ni cirés ni paratonnerres ne suffiront à les empêcher de tomber et de faire des dégâts.
Hélas!, il faut composer avec le réel. Aimez-le ou non; lui, n’en a rien à cirer. Cette évidence, le XXème siècle nous l’a douloureusement enseignée. Dommage que Jérôme Leroy ait séché les cours. Que ceux parmi nos lecteurs qui furent des élèves assidus aux tristes leçons du siècle précédent me pardonnent le torrent de truismes qui va suivre (attention! nous allons découvrir le feu!). Jérôme Leroy souhaite qu’on ne lui objecte pas la menace totalitaire que fait peser le marxisme sur les sociétés. Que son vœu soit exaucé: il n’est pas nécessaire de recourir à cet argument pour discréditer les fumeuses théories du grand Karl. Partout où elles ont été mises en application, un cataclysme économique s’est produit. Avec les conséquences que l’on sait: faillite, misère, famine. Le marxisme mis en pratique a systématiquement produit les effets inverses de ceux escomptés. Capitalisme et libéralisme[1. J’emploie ici le mot “libéralisme” dans son acception la plus large. Il ne s’agit pas, ici, de chanter les louanges de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan.], quant à eux, sont, à ce jour, les deux systèmes économiques qui ont permis d’enrichir de façon spectaculaire et sans précédent les populations des pays dans lesquelles ils étaient en vigueur. C’est eux, malgré tous leurs défauts (et ils sont grands!), qui ont permis d’atteindre le moins imparfaitement les objectifs du socialisme. L’indignation d’André Sénik à l’écoute des billevesées que le bon François a débitées aux Coréens était donc pleinement fondée.
À propos de l’émouvant couplet sur la laïcité, je serai bref. Jérôme Leroy fait de la laïcité une des conditions de la paix. Il semble ignorer que des pays aussi respectables que le Canada, l’Italie ou l’Angleterre, entre autres, ne sont pas à proprement parler des pays laïcs. Notons au passage que les deux conflits mondiaux ainsi que l’avènement des régimes totalitaires, rouges ou bruns, ont offert aux hommes tout au long du XXème siècle de nombreuses et belles occasions de s’étriper le plus laïquement du monde.
Quant à l’épisode de l’institutrice obligée d’user de son autorité pour défendre les élèves les plus faibles contre les plus forts, il est admirable. Voilà enfin les défenseurs du modèle capitaliste et libéral éclairés sur la notion d’Etat de droit! Chacun le sait, dans les pays libéraux aucune règle n’existe pour défendre les individus. Ni codes, ni lois! Au cas où le lecteur en douterait encore, je lui soumets cet extrait d’un des textes fondateurs de la pensée libérale dans lequel Adam Smith, en 1776, définit les devoirs de l’Etat: “Le premier, c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part d’autres sociétés indépendantes. Le second, , c’est le devoir de protéger, autant qu’il est possible chaque membre de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une administration exacte de la justice.”
Un esprit naïf nous ferait sans doute remarquer que, souvent, un semblant d’Etat de droit, tel qu’il est défini par Smith, a existé dans les pays libéraux, jamais dans les pays socialistes. Mais, chut! Jérôme Leroy nous interdit d’attaquer sur ce terrain-là. Passons. Le même Leroy, à ce moment de la démonstration, nous expliquera que le rôle de l’Etat, si l’on veut que la vraie justice règne, ne doit pas être limité aux domaines régaliens. Justement, voici le troisième devoir qu’Adam Smith lui assigne: “C’est le devoir d’ériger ou d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu’à l’égard d’une grande société ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses.”
C’est bien ces trois devoirs que nos dirigeants tentent de respecter. Certes, le résultat laisse à désirer. Néanmoins, on est bien loin de la caricature que font les marxistes du libéralisme, qu’ils ont une fâcheuse tendance à confondre avec l’anarchisme. Où l’on voit où commence l’anarchie selon eux…
Tout bien pesé, on peut dire que ce sont le capitalisme et le libéralisme qui, en permettant à la majorité de subvenir à ses besoins, ont le plus efficacement œuvré contre ce réel que chacun déteste. Si la gauche, en général, et les marxistes, en particulier, ont échoué, c’est qu’ils ne se contentent pas de détester le réel. Ils le nient. Contrairement à une idée reçue, maintes fois ressassée, ce n’est pas le capitalisme qui fait fi de l’homme, mais le marxisme. Pour un marxiste, l’homme en tant qu’individu de chair et de sang, avec ses vices et ses failles, n’existe pas. Il n’est qu’une notion abstraite, un pion intégré dans un vaste système économique qui prétend à la perfection. C’est ce qui permet aux communistes de continuer à condamner ce qui existe au nom de ce qui n’existe pas. Attitude inutile, dans le meilleur des cas; redoutable, dans le pire.
Une précision pour conclure : je ne vois aucune beauté dans la compétition, la concurrence et la spéculation. Le monde de la publicité et du marketing m’exaspère. Quoique j’adore l’argent plus que personne, les bataillons de jeunes décervelés qui se ruent dans les écoles de commerce pour faire du fric me dégoûtent. Je leur préfère les marins, les prostituées, les moines et les dresseurs de lion. Mais voilà: la majorité des hommes ne souhaite pas traverser les océans ni mener une vie d’ascète; la plupart ont peur des lions et, surtout, n’est pas putain qui veut. Que voulez-vous? L’humanité est banale. Le plus sage est de s’y résoudre, loin des incorruptibles et des grands purificateurs.
*Photo : Anonymous/AP/SIPA. AP21198738_000001.
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