Le « shifting » est une technique permettant de s’autohypnotiser sans consommer la moindre substance hallucinogène. Est-ce une mode éphémère faisant parler d’elle sur les réseaux sociaux ou s’inscrit-elle dans une vieille tradition littéraire ?
Avez-vous entendu parler du « shifting » ? Il s’agit, nous dit Le Monde, de techniques d’autohypnose en vogue chez les jeunes adultes qui visent à se projeter dans des réalités alternatives. Sans bouger de votre lit, sans drogue et sans les appareillages virtuels du futur Meta, vous « shiftez » chez Harry Potter ou dans Le Seigneur des anneaux. « Sur TikTok, le hashtag #shiftingrealities compte aujourd’hui 2,6 milliards de vues », précise le quotidien du soir.
Mode éphémère ou inscription dans une vieille tradition littéraire ? Prenez Nerval, par exemple : « Le rêve est une seconde vie, écrit-il en incipit d’Aurélia, avant d’ajouter : « Je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres. » C’est, en termes différents, ce que disent les adeptes du shifting quand ils distinguent la CR, « réalité courante » et la DR, « réalité désirée ».
Charlotte, 19 ans, témoigne : « La première fois que ça a fonctionné, c’était en novembre 2019. Je me suis retrouvée dans une plaine très calme, avec des fleurs partout et des oiseaux qui chantaient. Je sentais l’odeur de l’herbe coupée, je pouvais la toucher des doigts. Dans un état de bonheur pur. »
A lire aussi, Le Monde: Le « shifting », ou comment les ados voyagent dans la « réalité désirée »
Elle fait écho à cette sensation de même bonheur éprouvée par Nerval quand, par la seule force de l’autosuggestion, il retrouve dans Sylvie le Valois de son enfance: « Je me représentais un château du temps de Henri IV avec ses toits pointus couverts d’ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierres jaunies, une grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls, dont le soleil couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés. »
Il n’y a pas que la technique pour parvenir à cette hallucination. Alice, 15 ans : « Je me couche sur le dos dans mon lit, le soir, les yeux fermés, et je récite l’alphabet. Je pense très fort à l’endroit où j’aimerais me trouver. Au bout de quelques minutes, ma tête devient très lourde, j’ai mal au crâne et je commence à voir des flashs blancs. » Nerval, lui, explique que, « plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état, où l’esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d’une longue période de la vie. »
Le shifting, pour les médecins interrogés, est une fuite de la réalité. On apprend ainsi que Charlotte se remet d’une dépression. Quant à Nerval, le réel lui était tellement insupportable qu’il a fini, pour y échapper, par se pendre. On ne souhaite pas cela aux adeptes du shifting, mais on ne peut que constater que le refus d’un monde désenchanté ne date pas d’hier. « Anywhere out of the world », disait déjà Baudelaire, autre « shifter » célèbre.