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Neige Sinno: comment survivre à l’irréparable

"Triste tigre" (Éd. POL, 2023)


Neige Sinno: comment survivre à l’irréparable
La romancière française Neige Sinno, 2023 © ISA HARSIN/SIPA

Nous avons lu le Prix Femina et le Prix Goncourt des lycéens, qui revient sur l’inceste dont l’auteur Neige Sinno a été victime.


En bonne logique, Neige Sinno aurait dû se voir attribuer le Goncourt 2023 pour Triste tigre, paru au mois d’août dernier aux éditions POL. Au-delà du succès public immédiat, ce livre a connu un véritable engouement de la part des critiques et des jurés de prix littéraires. Il devait, pour commencer, recevoir en septembre le prix littéraire du Monde, en octobre celui des Inrockuptibles, et, toujours en octobre, le prix Blù Jean-Marc Roberts. Finalement, ce qui a joué de manière déterminante fut l’attribution du Femina à Triste tigre le 6 novembre, la veille du Goncourt. C’est sans doute ce qui explique pourquoi Neige Sinno n’obtint pas cette récompense suprême, les jurés Goncourt ne voulant pas distinguer un auteur déjà récompensé par l’un des plus prestigieux prix de la saison…
Notons que cela n’empêcha pas Triste tigre de recevoir également, fin novembre, le prix Goncourt des lycéens, « prix très prescripteur en termes de ventes », selon Livres Hebdo. Un beau palmarès, donc, et un grand retentissement médiatique, pour ce livre de Neige Sinno, dont la lecture m’a littéralement foudroyé, moi aussi.

Un sujet difficile

Le sujet pourrait rebuter a priori quelques lecteurs trop sensibles. Il s’agit de l’inceste dont Neige Sinno elle-même a été victime de la part de son beau-père, dès l’âge de six ans et pendant plusieurs années. Devenue étudiante, elle décida de porter plainte contre lui. Un procès eut lieu, et le violeur fut condamné à de longues années de prison. Neige Sinno nous raconte les conséquences destructrices de cet inceste sur elle, comment elle a essayé de surmonter cette épreuve et, par la suite, de se reconstruire. Autant dire que son constat est pessimiste, car on ne se remet jamais complètement d’une telle épreuve. Elle écrit par exemple, évoquant un moment de sa vie où elle croit, à tort, s’en être sortie : « J’ai cru que j’étais libre. Mais on n’est jamais complètement libre, puisque rien ne finit vraiment et que si on devient quelqu’un d’autre, cette part de nuit continue son chemin elle aussi. »

Trouble dissociatif et anéantissement

À la lire, on comprend très bien les effets ravageurs sur sa personnalité que cet inceste a entraînés. N’ayant suivi aucune psychothérapie, pas même de psychanalyse, Neige Sinno réserve toutes ses constatations à son livre. Pour elle, ce qui est en cause, c’est tout simplement sa survie, un terme qui revient à de multiples reprises. L’inceste l’a anéantie en tant qu’individu. Elle ne sait donc pas si l’on peut survivre à cette catastrophe, alors que le moi a volé en éclats et que l’identité est perdue. Elle revient ainsi sur le trouble dissociatif, qui lui a paradoxalement permis de survivre à l’innommable : « La dissociation avait été pour moi un moyen de survie conscient, qui me permettait de dire que ce qu’il faisait, il ne le faisait pas à moi mais à un objet de son désir, je me tenais en retrait, hors de portée. »
Ces remarques montrent toute la misère psychique de son état, comme si seule la mort représentait une solution.

Un témoignage sans concessions

Le livre de Neige Sinno est un témoignage brut, sans concessions. À aucun moment elle n’envisage la question d’un point de vue spécifiquement woke, ou même féministe. C’est plutôt une confession sans filet, centrée sur un cas extrême, le sien, qui nous mène dans plusieurs directions, nous fait réfléchir à des choses vitales. La vague #MeToo a eu, selon moi, comme effet majeur bénéfique de révéler la violence dont les plus faibles étaient victimes dans notre société[1]. Neige Sinno rappelle une statistique effarante : une personne sur dix a été victime d’agression sexuelle, étant enfant. Or, s’en prendre à un enfant, dans notre civilisation judéo-chrétienne, représente la transgression maximale.
Le Christ l’annonçait : « Mais quiconque entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui attache au cou une grosse meule et qu’on le précipite dans l’abîme de la mer. » (Évangile de Matthieu 18,6)

Le mal absolu

À la fin des Démons, on s’en souvient peut-être, Dostoïevski faisait d’ailleurs allusion à ce passage de l’Évangile, dans les pages décisives intitulées La confession de Stavroguine, où était narré impitoyablement le viol d’une petite fille conduite au suicide par pendaison.
Cette question, celle du « mal radical », hantait alors l’Europe, et culminera au milieu de XXe siècle avec la Shoah. Neige Sinno, malgré une certaine hésitation au départ à établir un lien entre abus sexuels envers les enfants et crimes contre l’humanité, cite cependant des auteurs emblématiques : « Soljenitsyne. Primo Levi. Imre Kertész. André Brink. Toni Morrison. Les écrits sur l’univers concentrationnaire, l’apartheid, l’esclavage, m’ont permis d’aborder le problème du mal radical, de me faire une idée de ce qu’était la culpabilité du survivant, de toucher les limites de la résilience. » 
Dostoïevski, prophète du monde moderne, l’avait annoncé. Il y a un lien métaphysique entre toutes ces violences.
Le livre de Neige Sinno ouvre à cette réflexion essentielle.

Neige Sinno, Triste tigre. Éd. POL.  

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Dostoïevski, Les Démons. Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1955. Ce même roman de Dostoïevski s’intitule Les Possédés dans d’autres traductions disponibles.

Les Démons

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[1] cf. La Société qui vient, sous la direction de Didier Frassin, cinquième partie, chapitre 44, « Sexualités » par Jérôme Courduriès. Ce livre de 2022 vient d’être réédité en poche dans la collection « Points essais », éd. du Seuil.




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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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