L’album de Tintin que je préférais était Tintin au Tibet, car il était de plus en plus envahi par le blanc au fur et à mesure que l’histoire avançait. Je croyais que c’était la recherche désespérée d’un ami qui m’émouvait mais non, c’était la blancheur, le froid, qui gagnaient tout. Comme Tintin, je la désirais et je la redoutais à la fois. Jamais une bédé n’aura à ce point mérité le nom d’album.
Deux chansons, sur ce thème de la neige, de la glace, du froid m’ont longtemps enchanté et m’enchantent encore. Il y avait Cold Song de Klaus Nomi. Elle était dans le juke-box 1982-83 du Château d’O à Rouen, le bar qui servait d’annexe aux lycéens de Corneille. Il va falloir songer à écrire un livre sur ce juke-box. Genre Essai sur le juke-box. Le titre est déjà pris par Peter Handke, je sais. Les bons titres sont toujours pris.
La seconde chanson, c’était Les neiges du Kilimandjaro de Pascal Danel. Je l’ai écoutée bien avant de lire la nouvelle d’Hemingway. Mais c’est grâce aux paroles que je l’ai lue et puis du coup, que j’ai lu tout Hemingway dans la foulée. On ne dira jamais assez les bienfaits de la variété des années 60 sur l’éducation littéraire des jeunes gens. « Elles te feront un blanc manteau« , l’air de rien, au-delà du côté cliché, il y a de la recherche dans la métaphore quand on s’adresse aux grisettes. On ne les prend pas pour des idiotes. Et puis cette histoire d’un type qui ne veut pas se retourner et veut en finir en beauté, suicide romain, désespoir hautain et élégant, ça a de la gueule. En fait, on dirait vraiment du Hemingway. Cette collection de 45 tours qu’il y avait chez moi. Tout le monde avait eu entre seize et vingt ans dans les années soixante. Sauf moi, forcément. Je me dis qu’ils ont eu de la chance, rétrospectivement.
Klaus Nomi, lui, ce fut le premier mort du sida un peu médiatique. On savait à peine ce que c’était, à Rouen, le sida, en 1983. En même temps, la Cold Song, et son « Let me freeze again » annonçaient effectivement une sacrée glaciation. Celle des défenses immunitaires sur la Terre. Klaus Nomi a-t-il autant fait pour Purcell que Pascal Danel pour Hemingway ? Klaus Nomi, androgyne, chanteur d’opéra et de rock, allure d’extra-terrestre en smoking parti pour une soirée branchée était le symbole des années 80 : transhumanité, posthumanité, toutes les petites bêtises prométhéennes qu’on a dans la tête en ce moment, c’était déjà en germe. Let me freeze again… D’ailleurs, tout ce que nous vivons de glaçant, mondialisation, acceptation d’un capitalisme sans réplique, choc larvé des civilisations, devenir-marchandise de tous les aspects de la vie humaine, même le ventre des femmes, guerre de tous contre tous, est apparu dans les années 80.
Je me souviens à ce propos de Jean-Paul Aron, le neveu de l’autre, qui avait déclaré son sida dans un article bouleversant du Nouvel Obs en 88. Peu de temps après, je lisais un livre de lui, Les Modernes, qui faisait le point sur le paysage intellectuel de ces années-là. Un seul mot revenait sous la plume de Jean-Paul Aron pour qualifier la situation: « glaciation ». Comme par hasard.
Le bruit d’une pneumonie, m’a dit un docteur à l’hôpital, un peu trop tard puisque j’avais déjà une pleurésie, est semblable au pas d’un promeneur qui marche dans la neige en fracturant la légère couche de glace.
Les deux seules sortes de Français qui sont au soleil aujourd’hui sont nos soldats qui se battent au Mali contre l’islamisme et les exilés fiscaux qui se battent contre le socialisme confiscatoire. Il faut espérer, pour finir, que le moins possible de nos soldats iront rejoindre les neiges du Kilimandjaro qui, par bonheur, sont tout de mêmes situées assez loin du Mali.
*Photo : BreesyBreizh.
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