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Ne touchez pas au Poilu !


Le législatif ne pouvant plus légiférer sur grand-chose de ce qui fait le quotidien des Français, il a trouvé, depuis deux décennies, un nouveau terrain de jeu : la mémoire et l’Histoire. Il est vrai que l’idée est venue du Président. Est-ce l’effet d’un mimétisme américanophile qui le ferait rêver d’un Memorial Day à la française ? En tout cas, il a fait part de son désir de transformer le 11-Novembre en journée de « tous les morts pour la France ».
Le 24 janvier 2012, le Sénat a donc adopté un projet de loi dont l’objectif est, selon Marcel-Pierre Cléach, sénateur UMP de la Sarthe, de « rassembler dans un même hommage tous les morts pour la France, quelle que soit la localisation du conflit ou la génération du feu concernée ». Quant à la gauche, à l’exception du groupe communiste, elle s’est ralliée à un improbable « principe de non-discrimination des morts pour la France permettant d’intégrer ces soldats ayant perdu la vie en opérations extérieures ».

Je ne veux pas savoir si c’est par électoralisme ou parce qu’il était sous le coup d’une émotion sincère que Nicolas Sarkozy a voulu rendre hommage à nos soldats tués dans un combat douteux en Afghanistan. Je ne veux pas savoir si c’est au nom d’un vieux tropisme pacifiste en vertu duquel tous les morts de toutes les guerres se valent, au bout du compte, que la gauche a approuvé ce texte.[access capability= »lire_inedits »]

Ce dont je suis certain, c’est qu’il y a une unicité de la Grande Guerre : si elle travaille en profondeur l’imaginaire français, c’est parce qu’elle est radicalement différente de celles qui ont suivi, y compris l’effondrement de mai-juin 1940.
Je vis dans une région, le Nord, où il y a autant de cimetières militaires de la guerre de 1914-1918 que d’estaminets, où les monuments aux morts de petites communes minières oubliées sont d’une splendeur bouleversante, démesurée comme le chagrin, où les nécropoles allemandes côtoient le carré musulman à Notre-Dame-de-Lorette, où les tombes des Tommies du Yorkshire se mêlent à celle des fermiers australiens, des Gurkhas népalais et des démineurs chinois.

À Ypres, en Belgique, tous les soirs, à 20 heures précises, trois pompiers interrompent la circulation sous la Porte de Menin et, pendant cinq minutes, jouent The Last Post, l’air de la dernière relève de l’armée britannique, celui qui veut faire revenir les morts à la maison. Cette cérémonie aura lieu tant que tous les soldats dormant sous les tombes blanches marquées Unknown ne seront pas associés précisément aux milliers de noms des disparus inscrits dans le marbre de la Porte. Autant dire qu’elle ne s’arrêtera jamais.

C’est que le temps ne fait rien à l’affaire, comme si on voulait que cet horrible passé ne passe pas. Chaque année, la « guerre de 14 » est le sujet de films ou de romans qui rencontrent, en général, un grand succès : Un long dimanche de fiançailles, Joyeux Noël, Les Âmes grises, Capitaine Conan, La Vie et rien d’autre… Chaque 11-Novembre, tant qu’il y avait des Poilus encore vivants, les journaux télé s’ouvraient sur ces hommes, les derniers, qui avaient connu les tranchées, le gaz, la peur et les charges à la baïonnette. Jusqu’à ce que le dernier, Lazare Ponticelli, tire sa révérence en… 2008 ! Au secrétariat d’État aux Anciens combattants, on reçoit un nombre croissant de demandes de simples citoyens qui veulent savoir où et comment s’est battu l’aïeul qui les faisait sauter sur ses genoux, ou comment est mort l’arrière grand-père dont la photo jaunit dans un vieil album de famille. Enfin, l’historiographie française est particulièrement active, comme les montrent les travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau ou d’Annette Becker.

Il y a presque un siècle, les hommes de France quittaient femmes et mères, sœurs et enfants. Ils étaient d’autant plus héroïques que, contrairement à ce que racontent les images d’Épinal, on sait maintenant qu’ils n’avaient guère d’illusions sur ce qui les attendait. Si la mémoire de cette boucherie est aussi vive et même à vif[1. La question de la réhabilitation des mutins de 1917 fit tanguer le gouvernement Jospin en 1998.], c’est qu’elle à quelque chose à voir avec l’identité de la France, ici et maintenant. Le 11-Novembre, nous commémorons la fin de la première guerre menée par et pour la République française, avec la mobilisation totale de toutes les classes sociales sur tout le territoire. Mais elle fut aussi la matrice du pire : en érigeant en norme la « brutalisation », selon la formule de l’historien Georges L. Mosse, la Grande Guerre inaugure le « Siècle de fer ».

Vouloir célébrer indistinctement et le même jour le Poilu du chemin des Dames et de Verdun, le cadet de Saumur qui tenait son pont sur la Loire en 1940, le résistant des Glières, le para de Dien-Bien-Phu, l’appelé égorgé dans les Aurès ou le chasseur alpin victime d’un attentat en Kapisa, c’est décidément commettre un profond contresens. Il ne s’agit évidemment pas d’établir une hiérarchie entre ceux qui sont morts pour la France. Mais confondre leurs mémoires dans la même condamnation abstraite de la guerre, le même hommage au sacrifice ultime, ce serait presque leur faire injure. Le sang versé mérite mieux qu’une vision molle et aseptisée de l’Histoire.[/access]

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Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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