En vérité, ils ne servent à rien. Pourtant, ils sont écoutés, suivis, encensés même. Faux savants et faux génies forment une étrange congrégation qui encombre le monde depuis bien longtemps.
Bon nombre des malheurs qui nous accablent viennent du fait que, dans le monde affreusement parfait auquel nous devons faire face, plus personne ne sait ou n’ose dire « je ne sais pas ».
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L’idiot moderne est un accumulateur d’informations en tous genres. La télévision et quelque gazette abreuvent sa mémoire de futilités, lui donnant l’illusion que l’homme au savoir universel de la Renaissance est encore possible et qu’il est lui-même l’incarnation heureuse de cette possibilité. La moindre occasion lui est bonne pour discourir, quel que soit le sujet, sur un ton de bienveillante condescendance, plongeant ses interlocuteurs (quand il arrive qu’ils soient lucides) dans les abîmes glauques de l’ennui. La réalité est qu’il ne sait rien et qu’il cache sa nullité sous ce torrent de balivernes dont il aime à croire qu’elles forment une grande et enviable culture.
Ne pas savoir est passé de mode
De nos jours, savoir, tout savoir – on ne parlera pas de bien savoir – est, à la fois, obligation et vertu. Ne pas savoir ne se conçoit plus. Et puisque les participants à cette colossale escroquerie savent tout, apprendre – c’est-à-dire faire aveu d’ignorance ne serait-ce que dans un seul et minuscule domaine – est une faiblesse que peu s’autorisent encore.
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Les gens qui font mal leur travail – celui pour lequel ils sont payés –, tout en pérorant doctement sur des sujets qu’ils pensent maîtriser comme nul autre, ne se comptent plus. Ils savent énormément de choses, mais pas celles, précisément, qu’ils devraient savoir. Mis l’un à côté de l’autre, ces individus dont dépend la bonne marche théorique du monde forment une très vaste catastrophe. Les colonnes des temples antiques tiennent encore debout, alors que des malheureux balcons projetés il y a quelques années à peine par des ingénieurs sûrement très savants s’effondrent.
Un monde post-moderne fourmillant d’incompétents
Au sommet de ce fragile – et de plus en plus fragile – assemblage de non-savoirs arrogants trônent les dirigeants du monde, les politiciens, les manipulateurs de nos destins. Il n’y a aucune différence entre le garagiste qui vous rend une voiture tournant aussi mal qu’au moment où vous la lui avez confiée et le ministre dont les décisions sont contraires au bon sens et à l’intérêt général. Ils sont, l’un comme l’autre, nuisibles par l’incompétence qu’ils n’ont pas voulu avouer. Et dont personne ne s’est avisé de les accuser. S’est-on jamais – du moins depuis quelques dizaines d’années – débarrassé d’un politicien ou d’un haut fonctionnaire pour cause d’incompétence ?
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Tel le personnage grotesque dont il a été question plus haut, le politicien n’ignore rien sur rien. Jamais candidat ou élu n’a été entendu dire « je ne sais pas ». Une telle confession serait insupportablement humaine pour des personnages qui arpentent (trop souvent sans utilité) le territoire des dieux. Ils sont toujours prêts à expliquer des choses qu’ils méconnaissent, toujours prêts à imposer des solutions aux problèmes dont l’existence même leur était inconnue une seconde plus tôt. Refuser de dire « je ne sais pas », c’est la porte ouverte aux plus terribles impostures.
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Cette chose, aussi anormale soit-elle, est désormais la normalité de nos sociétés. Plus rien ne fonctionne comme il se devrait parce que des individus trop nombreux savent trop de choses sans rien savoir de précis ou d’utile. Quel meilleur exemple que le fascinant spectacle des « débats » électoraux – foires d’empoigne d’experts-comptables ratés –, où les chiffres pleuvent, car il est important d’en connaître quand on veut devenir quelque chose, où on s’exprime par apophtegmes et où on exhibe des connaissances bureaucratiques qui ne sont aucunement des preuves de compétence ? Trompés, les électeurs acclament ces impostures intellectuelles aussi bien que politiques, portent au pouvoir ceux qui s’y adonnent, mais n’osent jamais, quand ils découvrent la supercherie, soupçonner que ces personnages qui se sont montrés brillamment omniscients pourraient, en réalité, n’être que de pauvres incompétents. Pourtant, c’est la somme incommensurable de toutes ces prétentieuses incompétences qui mène le monde à la ruine.
Fiers de leur culture d’almanach, les médiocres engendrent et promeuvent des sous-médiocres. Une spirale se forme qui descend de plus en plus vite, se rétrécissant – et seulement des bribes décousues peuvent encore s’en échapper. Dans ce monde qui tient à peine debout, ne rien savoir tout en se prétendant un puits de science – voilà le privilège des idiots pompeux à qui on a confié la mission de faire l’histoire.
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