Dans le domaine si délicat de l’inceste, le wokisme et la doxa victimaire ne sont pas simplement une insulte à l’esprit et une déformation du réel. Cette idéologie entraîne une aggravation des problèmes qu’elle annonce pourtant vouloir résoudre.
L’actualité est ponctuée ces jours-ci par des affaires d’inceste. Jamais en reste de ce point de vue, certains médias, sous couvert d’informer sur ces dossiers, mènent eux-mêmes l’enquête et désignent les coupables. Par exemple, dans un reportage diffusé le 21 septembre, France Info conclut à la véracité du récit d’une victime présumée, qui déclare avoir été violée par son grand-père, tout en ajoutant discrètement, bien obligé, que le procureur avait pourtant demandé un non-lieu[1]. Le média fait de cette affaire un exemple où « la parole de la victime n’est pas entendue ». L’approche journalistique se fait morale, et place la morale au-dessus de la justice, quitte à condamner, là où la justice propose d’acquitter. On ne se prononcera pas ici sur une affaire en cours, mais le schéma illustre parfaitement bien la doxa de l’époque, où la morale, du moins ce qui en tient lieu, le moralisme, l’emporte sur tout, la politique, la justice, le droit, la Raison.
Cette approche du problème, bien réel, de l’inceste, a des conséquences désastreuses, car elle tend à nous priver des véritables moyens de lutter contre les violences sexuelles dont les enfants sont l’objet.
L’inceste, une question morale ?
L’inceste est une violence qui a plusieurs caractéristiques propres. D’abord c’est un phénomène très ancien, il a accompagné de tout temps toutes les sociétés humaines, même si sa régression est aujourd’hui différentielle selon les pays et les cultures. Ensuite, comme toutes les violences sexuelles, il a résisté au processus de « pacification des mœurs » décrit par le sociologue Norbert Elias. Là où l’homicide recule en masse dans la plupart des sociétés modernes, les violences sexuelles tendent à perdurer (en Inde par exemple, où le taux d’homicide a drastiquement diminué, les taux de viol restent très élevés). Enfin, et c’est là une caractéristique spécifique à l’inceste, il se produit à l’intérieur de l’espace privé de la famille, longtemps à l’abri de la Justice. Dans le droit romain, le « pater familias » est maître et juge de son enfant[2].
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Plus que tout autre crime, l’inceste a longtemps été pris dans une sorte de gangue morale. L’acte est d’abord interprété en termes moraux et religieux. C’est une « impudeur », une faute morale, qui concerne solidairement auteurs et victimes, en quelque sorte contaminés par le même mal, le Mal lui-même. C’est le Diable qui les a saisis conjointement. La sodomie, péché majeur, entraîne dans le même opprobre moral, violeur et violé(e), même lorsque la victime est un enfant. Un enfant violé est considéré comme déshonoré, impur, marqué à vie par une infamie. Dans la nouvelle Mademoiselle Fifi, Maupassant évoque la vie d’une « enfant souillée par un valet » à l’âge de 11 ans : « la petite fille grandit, marquée d’infamie, isolée, sans camarade, à peine embrassée par les grandes personnes qui auraient cru se tacher les lèvres en embrassant son front ».
Le grand progrès en matière de traitement de l’inceste, à partir du milieu du XIXème siècle, a été à la fois une meilleure pénalisation, la justice étant plus à même de qualifier objectivement les faits, et une reconnaissance progressive du traumatisme infligé à l’enfant violenté et du statut de criminel du parent auteur des faits. L’inceste est alors recadré, en dehors de toute morale, comme un « trouble à l’ordre public » et comme une souffrance infligée, méritant les soins appropriés.
La régression victimaire
La doxa moraliste actuelle, irriguée par le mouvement woke, et qui imprègne beaucoup de médias, constitue une régression, voire une inversion, de ce progrès majeur entamé dès la fin de l’Ancien Régime. L’auteur présumé des faits d’inceste est désormais diabolisé, associé à des marqueurs identitaires (le prédateur blanc et, dans le cas du grand-père violeur, âgé). Même lorsque la justice l’innocente, il est coupable, en quelque sorte par nature. La victime, elle, est priée de conserver ad vitam eternam son statut de victime, qui va être, lui aussi, un marqueur identitaire.
Là où la psychologie moderne, à la suite des tribunaux, avait concentré ses efforts sur la réduction la plus rapide possible des souffrances infligées par l’inceste, ou toute autre violence sexuelle, l’héroïsation identitaire de la victime la fige dans sa souffrance et transforme celle-ci, de façon assez perverse, en une sorte de rente symbolique, au prix, souvent, de la persistance d’un désastre intérieur.
Là où le tribunal permettait à l’auteur de violence sexuelle, grâce à la catharsis judiciaire, de payer pour sa faute et d’imaginer, peut-être, une prise de conscience salutaire, le voilà renvoyé à son statut, définitif lui aussi, de porteur du Mal, marqué à vie par l’infamie, contaminant tous ceux qui l’entourent. Pire, là où le tribunal acquitte, les médias iront chercher, à la sortie de la salle, les coupables que la morale désigne. Petite montée au point Godwin : lorsque les tribunaux, dans l’Allemagne des années trente, se refusait à condamner, la Gestapo était là, à la sortie de l’audience, pour châtier, enfin, les coupables… La morale nazie l’emportait sur la justice allemande (d’ailleurs rapidement mise au pas).
Dans le domaine de l’inceste comme dans bien d’autres, le wokisme, et la doxa victimaire, ne sont pas simplement une insulte à l’esprit et une déformation du réel. Cette idéologie entraîne une aggravation des problèmes qu’elle annonce pourtant vouloir résoudre. Dans le cas de l’inceste, c’est une catastrophe, particulièrement pour les enfants concernés.
[2] Les pères dans l’histoire : un rôle en évolution, Josée St-Denis et Nérée St-Amand, Un article de la revue Reflets Volume 16, numéro 1, printemps 2010, p. 32–61 https://www.erudit.org/fr/revues/ref/2010-v16-n1-ref3890/044441ar/
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