Les grandes vacances, lorsqu’on les passe entre Dinard et La Bourboule et que la douce bruine n’est entrecoupée que de fortes averses, ont cet avantage inestimable qu’elles permettent de dévorer les ouvrages majeurs (Guillaume Musso, Marc Lévy, Katherine Pankol, etc.) qu’on n’a pu lire au cours de l’année, et de prendre (enfin) le temps de réfléchir un peu. De s’arrêter sur des questions complexes que l’on avait prudemment laissées de côté jusque-là, comme celle du nominalisme politique développée il y a quelques semaines par Georges Kaplan, à propos du discours présidentiel prononcé lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv. Dans son allocution, François Hollande déclarait en effet que ce crime avait été commis « par la France », que c’est « la France » qui avait alors accompli l’irréparable. Ce à quoi Georges Kaplan répliquait que le plus curieux de l’affaire, « c’est que personne, parmi nos politiciens ou dans la presse », n’ait « jugé bon de s’interroger sur la nature de ce que les uns comme les autres s’entendent à désigner sous le nom de « la France ». Car « ce n’est pas la France qui a commis un crime, ce n’est pas la France qui exporte et qui importe et ce n’est pas la France qui rase 20 millions de mentons chaque matin ; ce sont des français qui font ces choses-là, des individus. « La France » (…) est un concept. Et les concepts ne pensent pas, n’agissent pas : seuls les individus pensent; seuls les individus agissent ».
Or, accusait Kaplan, « ces invocations de « la France » traduisent un système de pensée totalitaire, subordonnant l’individu au corps social auquel il est supposé appartenir, concevant la société comme douée de conscience et capable d’agir, et confondant cette société « purement rhétorique avec l’État qui la gouverne ».
Par ces mots, Kaplan se ralliait à un nominalisme radical en vertu duquel n’existeraient que des réalités individuelles. Il n’y a pas de table ou de chaise en général, mais une infinité de tables et de chaises particulières, que l’on réunit artificiellement et malhabilement sous un seul et même vocable. De même, il n’existe pas de « France », en dehors de la « rhétorique », en dehors du mot que l’on utilise pour désigner la collection de ceux qu’à un moment donné, on qualifie de « Français ». Du reste, il n’y a pas non plus d’État, ainsi que l’affirmait un autre grand nominaliste, l’Autrichien Hans Kelsen, mais un ensemble de normes juridiques attribuant un certain nombre de prérogatives à des individus ou à des séries d’individus déterminés. À part cela, l’État n’existe pas : je n’ai jamais déjeuné avec une personne morale, affirmait Léon Duguit. Je n’ai jamais serré la main à l’État – mais simplement à une personne qui, en vertu de telle ou telle norme, a été chargée, sous certaines conditions et dans certaines circonstances, de le re-présenter. De rendre présent ce qui est absent. Il n’y a donc que des individus – et encore… On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, affirmait Héraclite : mais si l’on poussait à son terme la réflexion de Kaplan, on pourrait dire qu’en réalité, on ne s’y baigne jamais, pas même seule une fois, ne serait-ce que parce qu’ « on » n’est plus « le même » avant, pendant et après y être entré, et au-delà encore, parce que cet « on » n’existe pas, n’étant jamais que l’addition artificielle, et purement nominale, d’une série d’identités successives qui changent à chaque instant. « Je » n’ai jamais le même âge, ni le même visage. Je est un autre, mais cet autre n’est personne.
Où l’on constate une fois de plus que l’enfer est pavé de bonnes intentions voire que ces bonnes intentions en constituent parfois les murs porteurs. Ici, la bonne intention est évidente. Il s’agit de s’opposer à une conception politique qui, postulant l’existence réelle et la supériorité morale du groupe sur l’individu, en viendrait à l’asservir. A le soumettre à des volontés et à des intérêts qui ne sont pas les siens. Pour un libéral absolu, ce résultat est inadmissible. Afin de sauver la liberté de l’individu, il va donc affirmer que seul ce dernier existe, que le groupe n’est jamais qu’une projection artificielle des vouloirs individuels, et qu’il ne saurait imposer quoi que ce soit aux individus contre leur gré. Même lorsque l’individu consent, par exemple, au principe majoritaire, rien ne l’empêche de sortir du groupe à tout instant, et de récupérer la totalité de ses droits naturels. Rien ne lui interdit de quitter un pays, celui où il vit, dès lors que la législation, la fiscalité, l’administration de celui-ci ne lui conviennent plus : il n’a de devoirs vis-à-vis du groupe que pour autant qu’il y consent, et qu’il y a intérêt.
Cette approche a pour conséquence de fragiliser, et en dernière analyse, d’anéantir la collectivité politique. Si cette dernière n’est fondée que sur la volonté momentanée de ses membres, elle perd en effet l’essentiel de sa consistance. Pourquoi diable accepterais-je de sacrifier mon confort, et plus encore, ma vie, pour défendre cet agrégat aléatoire, provisoire et substituable ? Parce que la Cité aurait d’autres fondements, la culture, l’Histoire, le sentiment d’identité ? Le nominaliste libéral nous regarde avec un demi-sourire de compassion : une fois de plus, nous avons tout faux. Le langage ? LE langage, alors qu’à moins d’être bilingue, on n’est plus rien, que le monde entier parle anglais, et que beaucoup de Français n’ânonnent qu’avec la plus grande difficulté les rudiments de la langue de Molière ? L’Histoire ? Mais quelle Histoire ? Et en quoi le passé de certains pourrait-il engager, si peu que ce soit, le présent et l’avenir d’autres individus ? l’identité ? Celle-ci, écrivait récemment un autre champion de cette cause, Alain-Gérard Slama, dans le Dictionnaire du libéralisme de Mathieu Laine, est strictement individuelle, sans compter qu’elle change, pour chacun, à chaque instant de la vie : dans ces conditions, parler d’identité nationale relève de la blague. Conclusion : la cité n’est rien d’autre qu’une habitude, ou une illusion.
Et c’est ici que le discours nominaliste laisse entrevoir ses conséquences grinçantes. Si la cité n’est rien, si je ne dois rien au groupe (en tous cas, ni plus ni moins qu’à une entreprise qui me rendrait les mêmes services au tarif du marché), pourquoi devrais-je me montrer solidaire des autres membres de ce groupe, et notamment, de ceux qui sont moins bien lotis que moi ? Pourquoi devrais-je partager avec eux les miettes du gâteau, si je n’en ai pas envie ? Rien ne m’empêche, bien sûr, de m’associer librement à des causes humanitaires, d’envoyer mon argent à des malheureux que j’ai choisis à l’autre bout du monde. Mais on n’a pas à me contraindre, au nom de ma soi-disant appartenance à la « collectivité », à contribuer à la bonne santé de cette dernière, ni à l’entretien des membres incapables de subvenir à leurs besoins. Les pauvres n’ont qu’à s’enrichir en créant des start-up.
Allons plus loin : si le groupe social n’a aucune consistance, si les corps intermédiaires empiètent nécessairement sur l’autonomie des individus, comme le déclarait en 1791 la loi Le Chapelier, alors, les individus se retrouvent nus, dépouillés, isolés. Isolés face à qui ? Face au marché et à l’État, qui continuent de s’imposer comme des réalités incontournables. Et qui pourront dès lors, la protection des corps intermédiaires ayant disparu, faire de ces individus ce que bon leur semble. Et voilà pourquoi votre fille est muette : et voilà comment le nominalisme ultralibéral peut, en définitive, entrouvrir la porte à l’écrasement de l’homme.
*Photo : k~owl *still not back*
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !