« La curiosité est un vilain défaut » : j’ai toujours considéré que ce précepte d’une éducation à l’ancienne avait ses limites et en particulier était contradictoire avec l’ouverture d’esprit…
J’en suis d’autant plus persuadé au début de cette nouvelle année où, projetant un regard rétrospectif sur la précédente, il me semble que celle-ci, dans beaucoup de domaines, a manqué de cette belle vertu de curiosité pour s’abandonner à un narcissisme singulier et collectif.
L’ignorance assumée n’est pas grave. Ce qui l’est, c’est de croire qu’on sait ou, pire, d’être gangrené par l’arrogance d’un prétendu savoir. Démarche et prétention qui vous situent à mille lieues de la curiosité. Avec elle, on ne sait pas, on cherche à savoir, on écoute, on lit, on doute, on va voir, on ne déteste pas par principe. La curiosité ouvre des pistes quand on a pour obsession de les clôturer.
Je me souviens de ces moments sombrement magiques en cour d’assises où avant toute autre disposition d’esprit et d’âme j’étais d’abord habité par la curiosité. Quel être, quelle personnalité allais-je rencontrer ? Quel accusé aurais-je à découvrir ?
Se laisser dans l’existence, dans la multitude de ses facettes intellectuelles, politiques, culturelles, médiatiques ou intimes, la chance de pouvoir être surpris, l’opportunité de laisser une place à l’inattendu, à l’idée encore virtuelle, à l’opinion encore dans les limbes, avoir l’élégance de fuir le péremptoire, le sommaire. Cessons de nous imaginer telle une petite encyclopédie du tout et du rien, de nous installer comme dans une forteresse et de récuser toute curiosité d’autrui et du monde parce qu’elle serait dangereuse, que nous ne serions plus à l’aise dans nos pénates humaines !
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Nous avons moqué, pour la Covid-19, le pluralisme échevelé et contradictoire des médecins, professeurs et experts, les certitudes scientifiques qui nous étaient assénées et nous conduisaient d’un bord à l’autre de l’esprit, ces joutes médiatiques d’où on sortait en état de malaise parce qu’il n’était personne qui ne s’estimait pas sachant, irrécusable, infiniment légitime. Et ceux qui espéraient voir leur curiosité satisfaite, leur ignorance sinon comblée du moins atténuée, n’étaient pas pris au sérieux puisqu’il convenait principalement de faire semblant de savoir, chaque citoyen miraculeusement pourvu d’un bagage de spécialiste ! La curiosité apparaissait tel un aveu de faiblesse au lieu d’être une force.
Quand, pour ne pas sombrer dans une tolérance intelligente, une approche nuancée, équilibrée, on crache sur un tweet, sur un billet, sur un article, sur une œuvre, on se vante de s’être privé de toute curiosité, on formule des décrets expéditifs pour se faire plaisir et ressembler à de misérables petits Robespierre du quotidien, notre France se rengorge ! Elle est fière d’elle puisqu’elle a récusé la curiosité qui au fond n’est que la liberté de se donner le droit d’évoluer, de changer d’avis.
Être curieux, ce n’est pas être lâche mais le contraire ; se sentir suffisamment assuré pour aller vers ce qu’on n’est pas, vers des territoires qui devraient nous manquer puisqu’on ne les a pas encore fréquentés.
Lorsque, obstinément, quoi que fasse ou ne fasse pas un président de la République, on campe dans le même fixisme hostile, dans une inaltérable haine pour ne pas tomber dans le péché de l’attente, du suspens, de l’incertitude, on méprise la curiosité. Elle vous ferait trahir le Soi impérialiste s’imaginant capable de tout dire et de tout connaître sans avoir besoin de se rendre aux sources.
Quand Éric Dupond-Moretti affirme qu’il aurait fallu interdire le RN, il s’attire les suffrages de la démagogie faussement humaniste qui ne serait pas gênée de supprimer 20 à 25% de la France démocratique. Mais surtout, derrière cet affichage provocateur, il démontre qu’il se préfère à la curiosité et n’a pas envie de savoir pour stigmatiser, de s’informer pour éradiquer !
Difficile de passer sous silence « la tempête dans un verre de vin » qu’a suscitée le déjeuner entre Bruno Roger-Petit et Marion Maréchal ! Parce que le premier avait une visée politique et que la seconde serait paraît-il infréquentable, il convenait de s’indigner au-delà de toute mesure d’une convivialité française qui n’aurait même pas dû avoir à se justifier ou alors seulement par la référence à une curiosité légitime et naturelle. À moins que le syndrome de guerre civile qui parfois menace la France ait atteint la restauration et qu’il faille dorénavant déjeuner « décent » ! Certaines réactions au sein de LREM ont été grotesques, par exemple celle d’Hugues Renson : à l’entendre, Bruno Roger-Petit avait commis un crime ! Quand un parti use de la foudre pour presque rien, c’est qu’il va mal pour l’essentiel.
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Je pourrais prendre mille exemples, en 2020, de cette dérive, de cette propension à faire fi d’une vertu de moins en moins courtisée par un monde qui répugne à se nourrir d’autres lumières.
Puis-je faire un sort à ces condamnations qui relèvent de cette « culpabilité par accusation » qui a pourri notre climat judiciaire et médiatique et fait d’une inquisition dévoyée le nec plus ultra de la justice ? Ce qui fait défaut à ce paroxysme indécent est précisément de s’arrêter juste avant le moment où la curiosité devrait se mettre en branle. Englué dans un connu approximatif pour échapper à un inconnu qui serait déstabilisant ; sans curiosité, un confortable mais déplorable assoupissement !
Avec plus de curiosité individuelle et collective, la mauvaise foi diminuerait, la haine se réduirait, le mépris serait moins virulent, le langage se civiliserait et un système démocratique pervers ne tiendrait plus le haut du pavé !
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