Sous l’impulsion de chercheurs nord-américains, des universitaires s’évertuent actuellement à bannir le terme « anglo-saxon » du nom de la discipline dont le champ d’études est l’histoire, la culture et la langue anglaises de la période entre l’arrivée des tribus germaniques au Ve siècle après J.-C. et l’invasion normande en 1066. Ce bannissement est bien sûr le prélude à l’effacement des Anglo-Saxons de la mémoire historique tout court.
Les Français adorent parler des Anglo-Saxons. Ce sont à peu près les seuls aujourd’hui. L’engouement gaulois pour le terme « anglo-saxon » remonte au XIXe siècle. A cette époque, l’empire français semblait entouré, et son expansion contrecarrée, par les différents territoires de l’empire et de la colonisation britanniques, ainsi que par l’influence grandissante des Américains, considérés comme descendants principalement des Anglais. Aux yeux des Français, les Anglo-Saxons étaient considérés tantôt comme incarnant un modèle de fair play (faux), tantôt comme étant plus foncièrement « cruels » que leurs voisins gaulois (également faux). Par la suite, le terme « anglo-saxon » a été employé pour décrire les relations anglo-américaines, toujours avec des connotations à la fois négatives et positives. D’un côté, les Anglo-Saxons seraient ligués contre la France, selon une paranoïa peu justifiée. De l’autre, ils incarneraient un pragmatisme que les Français devraient imiter, selon un complexe d’infériorité s’exprimant de manière sporadique mais encore très peu justifiée.
En revanche, dans le monde anglophone, on évite, depuis longtemps, le terme d' »anglo-saxon » quand il s’agit d’évoquer les habitants ou les cultures du Royaume-Uni, des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Il est évident que, au-delà de la contribution celte, fondamentale, les populations de ces pays sont aujourd’hui trop mélangées pour qu’on les réduise à une seule identité ethnique ou à une approche unique de la vie qu’on qualifierait d' »anglo-saxonne ». Mais le terme reste courant pour désigner une période historique, celle qui commence avec les migrations germaniques du Ve siècle et qui finit par l’arrivée de Guillaume le Conquérant six siècles plus tard. Or, même l’utilisation érudite de ce terme est désormais contestée. Par un réflexe typique de la cancel culture, des chercheurs influents dans les universités américaines et canadiennes veulent rebaptiser leur discipline par un terme qui ne soit pas empreint – ainsi qu’ils le prétendent – de racisme et même de suprématie blanche.
Trop de Blancs !
La grande poussée des abolitionnistes commence en 2019. Son fer de lance, c’est Mary Rambaran-Olm, une médiéviste canadienne, élue au poste de vice-présidente de la prestigieuse International Society of Anglo-Saxonists (ISAS) en 2017. Faisant valoir son héritage à la fois africain et asiatique, elle n’hésite pas, lors de son discours de réception, de se proclamer « une femme de couleur », comme si ce statut constituait un critère supplémentaire, en plus de ses compétences académiques, la qualifiant pour le poste. Deux ans plus tard, elle démissionne avec fracas afin de protester contre le nom de l’ISAS, considéré comme intrinsèquement raciste. Parler d' »anglo-saxons » serait soutenir le suprématisme blanc qui, apparemment, constitue le fondement de tout ce champ d’études. En outre, selon la spécialiste, le terme « anglo-saxon » est historiquement inexact, car les gens en question ne s’appelaient pas comme ça – une affirmation étrange, comme nous le verrons, sous la plume d’une spécialiste. Peu de temps après, faisant preuve d’un manque de courage trop prévisible, les dirigeants de ladite société capitulent, cette dernière devenant l’International Society for the Study of Early Medieval England (Société internationale pour l’étude de l’Angleterre du haut Moyen Âge). L’annonce du changement souligne aussi combien le mot « anglo-saxon » à lui seul décourage la « diversité » parmi les spécialistes du domaine.
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Une lettre ouverte contresignée par plus de 70 chercheurs condamnent ce changement mais en vain. Rambaran-Olm reçoit le soutien – inévitablement – d’un groupe de médiévistes queer qui se qualifient de « queerdievalists ». Le sens fondamental du mot « queer » en anglais, c’est « bizarre », et le point de vue que ces derniers avancent dans une déclaration publiée sur leur blog est décidément bizarre, si ce n’est prévisible dans le climat actuel. Car, selon eux, le nom « anglo-saxons » est « à la fois historiquement aberrant et littéralement nocif pour tous ceux qu’il exclut de l’histoire de la Grande-Bretagne au haut Moyen Âge et des travaux universitaires portant sur le sujet ». Ainsi, rien que la mention des noms des tribus germaniques exclurait les personnes non-blanches du champ d’études et leur serait littéralement nocive. Diantre! le mot possède décidément des pouvoirs magiques… Pour comble de mauvaise foi et d’ignorance, la déclaration est précédée d’une image qui juxtapose les manifestants d’extrême-droite à Charlottesville en 2017, et les participants à une reconstitution historique, déguisés en Vikings, lors d’un festival sur l’archipel écossais des Shetland. Outre le fait que les Vikings ne sont pas des Anglo-Saxons, rien ne justifie ce rapprochement anachronique et ultra-orienté.
En 2022, Rambaran-Olm s’engage dans une controverse acrimonieuse à propos de la recension d’un livre qu’elle a écrite pour une revue spécialisée et qui est rejetée par le comité de lecture de cette dernière, comité qui comprend des personnes de couleur. Dans l’article, elle accuse les auteurs du livre, très impliqués dans la « diversification » des études du haut Moyen Âge anglais, d’incarner un point de vue de Blancs et de fonder leur autorité de chercheurs sur leur blancheur. L’universitaire canadienne est sans doute dépitée de voir son fonds de commerce de non-Blanche antiraciste pillé par des chercheurs blancs. Son dépit est tel que, la même année, elle annonce qu’elle se retire du monde universitaire. Le texte qu’elle publie sur son blog à l’occasion est un torrent de larmoiements contre le racisme blanc, le capitalisme néo-libéral et le patriarcat. C’est entrecoupé uniquement par des panégyriques de… elle-même. Elle y affirme notamment que le champ d’études du haut Moyen Âge a, pendant des décennies, profité du travail des spécialistes de l’étude de la race, surtout les femmes noires, qui – comme seule récompense – ont été « invisibilisées ». Que déduire de cette diatribe, sinon qu’elle croyait avoir un droit de propriété intellectuelle sur l’antiracisme en études médiévales et voulait être reconnue comme grande prêtresse de cette approche. Il est clair que, pour elle, seules des personnes de couleur sont habilitées à détecter le racisme dans l’histoire et auprès d’autres chercheurs. Malheureusement, se croyant habilitées de cette façon, elles vont détecter le racisme partout.
Comment peut-on trouver des attitudes racistes chez nos lointains ancêtres ? En projetant sur eux les concepts et les attitudes de notre époque. C’est ainsi, par exemple, que des médiévistes stigmatisent la construction, par les chrétiens européens du Moyen Âge, de l’image du Sarrasin comme « l’Autre ». Malgré le fait que le Sarrasin incarnait bien un Autre à l’époque et n’avait pas une meilleure opinion des Européens qu’il voulait conquérir et convertir à sa religion. Mais en appliquant au passé les poncifs contemporains, on arrive facilement à y trouver le début de l’islamophobie d’aujourd’hui.
Depuis 2022, Rambaran-Olm semble consacrer une grande partie de son temps, non seulement à animer un site consacré au tricot, au crochet et à la teinture de textiles, mais surtout à publier des posts sur X (anciennement Twitter) défendant la cause palestinienne. Le problème est que son legs persiste dans le monde académique. Le mal est fait.
Excusez-moi d’exister !
En 2023, c’est le tour de l’université de Cambridge de capituler à la mode, en faisant savoir que, désormais, elle enseignera à ses étudiants médiévistes qu’il n’a jamais existé de « groupe ethnique distinct » qui puisse être qualifié d' »anglo-saxon ». Et ce, afin de « démanteler le fondement des mythes nationalistes ». Pour des raisons purement politiques, les chercheurs derrière cette annonce jouent sur les mots. Car ce rejet du concept d’un « groupe ethnique distinct » peut avoir un sens uniquement si l’on y voit une forme de pureté raciale. Mais qui aujourd’hui prône une identité purement anglo-saxonne sans aucun élément celte ? Les nationalistes anglais de notre temps ne se réclament nullement d’une identité ethnique strictement anglo-saxonne. Ils se réclament d’une terre, « England », d’une identité culturelle, « English », et d’un drapeau, celui de la croix de Saint-George en rouge sur fond blanc. On peut les traiter de xénophobes, mais leur xénophobie n’est pas fondée sur une notion étroite de généalogie.
La déclaration de Cambridge est gênante aussi dans la mesure où elle semble appuyer la thèse du caractère anachronique de toute référence historique aux Anglo-Saxons. Pourtant, les Angles, les Saxons, les Jutes et les Frisons se sont installés surtout dans l’est de ce qu’on appelle l’Angleterre, après le départ des Romains au début du Ve siècle après Jésus-Christ. Ils sont partis de la péninsule qui est aujourd’hui le Danemark, de la partie du nord de l’Allemagne appelée à notre époque le Schleswig-Holstein et de la plaine littorale qui s’étend de là jusqu’aux Pays-Bas. Au XIXe siècle, on a cru que ces tribus avaient grand-remplacé les « Celtic Britons » (en français les « Bretons insulaires ») en les chassant vers l’ouest, vers les territoires qui deviendront le Pays de Galles et les Cornouailles. Cette thèse s’avère peu probable, et des tests d’ADN effectués sur des citoyens britanniques suggèrent non seulement une très forte présence encore maintenant dans l’est du pays de descendants d’Angles et de Saxons, mais aussi de mélanges entre les populations. Le frère de l’auteur de ces lignes a pu tester son ADN aux Etats-Unis : le résultat a été un mélange d’ADN germanique, breton insulaire, scandinave et irlandais (une contribution à la généalogie ne datant que des derniers siècles). Il n’est aussi que de regarder les noms des comtés : Essex (pour les Saxons de l’est), Wessex (pour ceux de l’ouest), Sussex (pour ceux du Sud) et Middlesex (pour ceux du milieu).
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Qu’en est-il de l’affirmation que ces peuples ne s’appelaient pas « anglo-saxons »? Il est certain qu’ils se décrivaient comme « Angles » et comme « Saxons ». L’illustre moine, Bède le Vénérable (672-735), dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais, a tendance à parler de « Saxons » avant la conversion de ces gens au christianisme et d' »Angles » après. Le pape Grégoire 1er (540-604) parlait déjà d' »Angles ». Le moine italien Paul Diacre (720-799), appelé à la cour de Charlemagne, parle d' »Angli-Saxones » pour distinguer les Saxons habitant sur l’île des Saxons restés sur le continent, les « Ealdseaxe » ou « vieux Saxons ». Le roi Alfred le Grand (849-899), grand résistant aux incursions des Danois, se faisait appeler « Angulsaxorum rex ». Son petit-fils, Athelstan (894-939), portait le titre de « rex Angulsexna ». CQFD.
Qu’est-ce qui a fait que tous ceux vivant dans ce qui s’appelle aujourd’hui l’Angleterre en sont venus à s’appeler « Anglais »? Le prestige social des Angles et des Saxons était tel que les Bretons insulaires vivant sous leur règne ont adopté la langue et la culture de ces guerriers germaniques. Un élément crucial a été l’effet unificateur exercé sur les habitants par l’invasion des Danois au IXe siècle. En effet, le terme « anglo-saxon » qualifie légitimement une langue, appelée aussi « vieil anglais », qui nous a donné la plupart des mots anglais de tous les jours. Si la culture ecclésiastique et érudite de l’époque employait le latin, l’anglo-saxon a laissé des oeuvres littéraires importantes comme Béowulf, une épopée héroïque d’origine orale dont les versions manuscrites datent du Xe ou du XIe siècle, et qui se passe chez les Goths de Scandinavie. Les Anglo-Saxons ont créé des systèmes d’organisation sociale et de gouvernement, ainsi qu’un art et une architecture caractéristiques. Cette langue et cette culture ont forgé une identité commune qui allait devenir celle de tous les habitants de l’Angleterre jusqu’à l’invasion normande.
Migrants : les méchants et les gentils
Au mois de mai, l’université de Cambridge vient de récidiver, en annonçant que sa revue prestigieuse, Anglo-Saxon England, allait s’appeler Early Medieval England ans its Neighbours, ce qui sera plus « inclusif ». Comme le note Ed West dans The Spectator, les Anglo-Saxons ne s’appelaient certainement pas « des Anglais du haut Moyen Âge ».
Certes, aux XIXe siècle, certains propagandistes ont parlé d’un « génie anglo-saxon » qui justifiait la prééminence de l’empire britannique sur les empires des autres puissances impériales de l’Europe. Cet usage, appelé « anglo-saxonisme », est oublié aujourd’hui, sauf des spécialistes. Mais le terme « anglo-saxon » a eu d’autres connotations, plus positives. A partir du XVIIIe siècle, il sert à qualifier et justifier le parlementarisme britannique qui serait fondé sur les « libertés » dont auraient joui autrefois les tribus dans les forêts germaniques. Au XIX siècle, les Anglo-saxons sont invoqués aussi dans la conceptualisation de la lutte des classes, les Normands représentant les classes supérieures, et les Anglo-Saxons les paysans et les prolétaires. Comme le soulige Samuel Rubinstein dans The Critic, avec autant de connotations différentes, vouloir réduire « anglo-saxon » à un seul sens réputé raciste n’a aucune logique.
En France, on connait aussi le terme « WASP », l’acronyme pour « White Anglo-Saxon Protestants », qui désigne une certaine élite américaine. Mais tous les protestants américains ne sont pas des WASP, et tous les descendants non plus. Cette élite comprenait aussi des Néerlandais et des huguenot d’origine française. Le terme de WASP a été vulgarisé dans les années 1960, mais leur règne appartenait déjà au passé. En 1970, Peter Schrag intitulait un livre The Decline of the WASP.
L’arrivée des Angles et des Saxons sur la terre des Bretons insulaires fait partie de ce grand mouvement de populations qu’on appelle en français l' »Invasion des Barbares » et en anglais la « Période des Migrations » qui a marqué la phase ultime de l’Empire romain. Le problème, c’est que les chercheurs qui veulent invisibiliser les Anglo-Saxons sont les mêmes qui pensent que les migrants d’aujourd’hui qui arrivent en Europe de l’Afrique et de l’Asie, possèdent une identité et ont le droit d’en afficher une. En revanche, les peuples européens qui sont à la fois autochtones et majoritaires depuis des siècles n’auront tout simplement plus doit à leur identité.
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