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Ne détricotez pas la loi de 1881 !


Ne détricotez pas la loi de 1881 !

Parmi les nombreuses prises de position qui ont suivi l’affaire Filippis, il en est une qui mérite d’être analysée. Ce n’est certes pas le mot de félicitations adressé par l’impayable Rachida Dati à sa juge Josié, qui relève au mieux de la démagogie ordinaire et au pire de l’empathie instinctive entre femmes au bord de la crise de nerfs. Non, ce qui nous intéresse, c’est la prise de position de Nicolas Sarkozy, qui surfant sur l’émotion provoquée par cet abus de droit, a voulu participer à l’émotion générale en lançant l’une de ces idées à l’emporte-pièce dont il est coutumier : il faut, a-t-il déclaré, dépénaliser la diffamation. Puisqu’il y a eu dérapage dans l’application de la loi, plutôt que de sanctionner le dérapage ou de prendre des mesures pour qu’il ne se reproduise plus, changeons la loi !

Pour la plupart des commentateurs, et pour le public, peu au fait des subtilités et des chausse-trappes du droit, dépénaliser est un verbe plutôt obscur qui évoque l’idée de rendre les choses moins graves. L’exemple le plus connu de débat sur une éventuelle dépénalisation étant celui des divers dérivés du haschich. Après avoir entendu le président s’exprimer, beaucoup en ont donc déduit que de même qu’on ne va plus au trou, normalement, pour un vulgaire pétard, on n’irait désormais plus au TGI menotté dans le dos pour une banale affaire de diffamation. Sauf que c’est beaucoup plus compliqué que ça et beaucoup plus grave. Car si la loi sur la diffamation protège les journalistes – car elle encadre strictement les possibilités de poursuivre et plus encore de gagner –, il ne faudrait pas oublier qu’elle protège aussi tous les citoyens qui voient leur honneur et leur réputation gravement atteintes par les mêmes journalistes. (Et à causeur, nous sommes particulièrement sensibles à ces atteintes-là précisément parce que les journalistes détiennent un pouvoir dont ils sont souvent portés à abuser.) Bref, le résultat de cette dépénalisation-là risque d’être calamiteux non seulement pour la liberté de la presse, mais aussi pour la protection des citoyens contre les abus de cette liberté. Parlons d’abord d’eux, donc, de vous.

Quelle est la donne actuelle, celle issue de la Loi de 1881 sur la liberté de la presse ? Jusqu’à présent, mine de rien, un quidam qui s’estime diffamé a des moyens de justice relativement importants pour faire valoir ses droits, y compris si la source du délit est lointaine, et la piste brouillée plus ou moins volontairement par l’auteur de la diffamation. Cas de figure standard : M. X dont la femme est partie avec M. Y prend le pseudonyme du Vengeur masqué berrichon et accuse nommément sur son site vierzonscoop.com M. Y d’avoir piqué dans la caisse du club de foot local. Manque de bol, ce site est en réalité hébergé par une société américaine, elle-même sise au Delaware, un authentique paradis anti-inquisitorial. Vous vous doutez bien que si M. Y essaie de faire taire le corbeau, il ne trouvera jamais de gendarmes ou de flics disponibles pour se faire suer sur des faits passibles de simple contravention. La dépénalisation est une très mauvaise affaire pour les victimes. Si cette foucade sarkozyenne devenait une réalité (ça arrive !), ce serait d’abord une cata pour les victimes sans surface sociale, celles dont l’Etat est la seule planche de salut car elles n’ont pas les moyens d’embaucher une batterie d’avocats et d’orchestrer un contrefeu médiatique. Mais elle le serait aussi pour les diffamés en col blanc, ceux qui, dans la grande valse des « affaires », ont été cloués au pilori médiatique au nom de la jurisprudence notable-coupable.

Passons maintenant aux conséquences de cette dépénalisation putative pour les journalistes, mais, de fait, plus largement pour les médias, y compris donc ceux que l’on dit « nouveaux » depuis une bonne douzaine d’années. Là encore, la loi de 1881 s’est avérée efficace pour protéger la liberté d’expression (un droit auquel les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme ont tenu à donner un éclat particulier puisqu’il est défini comme l’un des plus précieux de l’homme[1. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen]). Est-ce pour cela que certains internautes, pour une fois d’accord avec un certain président de la République, pensent qu’il est urgent de la détricoter ? C’est vrai, quoi, une loi qui date de 1881, c’est forcément ringard. A ce moment-là du récit, j’en vois déjà qui se frottent les mains et préparent déjà des commentaires vengeurs et des attaques ad cohenem du genre : « Dans sa défense éhontée de ses petits camarades de la presse branchée, ce monsieur est vraiment le roi des imposteurs. Ce plumitif des beaux quartiers nous bassine depuis dix jours avec l’affaire Filippis et maintenant il essaie de nous faire croire que les lois en vigueur protègent efficacement les journalistes. N’importe quoi pourvu que ça mousse, tous pareils, tous pourris, nous les petits les sans-grades, etc. » Sauf que mes chéris, là où le bât blesse, c’est que justement la Josié ne l’a pas appliqué la Loi de 1881, et je pense qu’elle l’a carrément violée et, en plus, en connaissance de cause, parce que pour être vice-présidente du TGI, il faut, j’imagine, avoir des compétences supérieures à celles de la moyenne des magistrats – un peu comme sa groupie Dati, quoi. Que nous dit cette loi, à son article 52 ? Que par dérogation au droit commun, elle interdit, lorsque le mis en examen est domicilié en France, qu’il puisse être « préventivement arrêté » en matière de diffamation. A mon avis, la juge Josié devrait repasser le Code. Pas celui de la route.

Quant au fond du problème posé par la dépénalisation, donc par le passage des règles du droit pénal à celles droit civil, il est hélas un peu plus complexe. Je vais donc passer la parole à la défense, en l’occurrence Me Basile Ader, avocat de presse redouté et spécialiste pointu du problème. Pour lui, c’est clair : la dépénalisation de la diffamation est une fausse bonne idée. Tout d’abord, il y a les questions de procédure : « La procédure pénale, explique-t-il, offre les meilleures garanties d’un procès équitable : oralité des débats, audition des témoins, caractère contradictoire des échanges et respect des droits de la défense. » En lieu de quoi, ce qui nous attend n’est pas rassurant : « Le procès civil a vocation à devenir de plus en plus dématérialisé, sans audience de plaidoirie, par simple envoi de dossier. Il n’offrirait donc pas les mêmes garanties, alors surtout que l’inclinaison du juge civil est d’apprécier un litige à l’aune du préjudice subi. »

Là encore l’inégalité devant la loi repointe son nez : le « préjudice subi » pour diffamation sera estimé forcément moins important pour Kamel Dupont, manœuvre intérimaire chez Olida, que pour Konnyfer, de la StarAc 8, ou pour Simone Veil, de l’Académie française.

De plus, répétons-le, la loi actuelle est directement issue des principes, supposés irréfragables, des Droits de l’homme. Attention, prévient Me Ader, ramener le délit de presse à une infraction ordinaire annihilerait la puissance que cette parenté confère à la loi. « Le procès de presse est gouverné par le principe pénal de prévisibilité des infractions. Ce principe découle directement de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme selon lequel le principe est la liberté et la restriction l’exception. Ce principe impose aussi au juge d’interpréter ‘strictement’ la restriction à la liberté d’expression. »

De la relaxe de Péan à celle de Vanneste, nombre d’affaires récentes, nous ont montré à quel point cet adverbe « strictement » protégeait nos libertés élémentaires, notamment celle de ne pas penser comme tout le monde. A contrario, on imagine sans trop de peine à quelles cochonneries judiciaires pourrait mener une interprétation moins stricte, plus souple, plus dans l’air du temps et dans l’évolution des mœurs des limites imposables à la liberté d’expression.

Trop cool, la dépénalisation ?



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