Au-delà des controverses et des entrechats législatifs sur la liberté d’expression, d’opinion et leurs dangers sur internet, des sketches de Dieudonné aux sites de recrutement djihadistes, sur ce land of freedom qu’est pourtant supposé être le web plane le spectre d’un interdit universel. Formulée dès les balbutiements de la Toile, en 1990 sur un ancêtre des réseaux sociaux, la « loi de Godwin » a connu un succès viral immédiat et – plus rare – pérenne.
Reprenant à son compte l’idée que Leo Strauss résumait par la locution reductio ad hitlerum, Mike Godwin, jeune avocat de l’Etat de New York, avait observé que « plus une discussion dure, plus les chances de voir un interlocuteur se référer aux nazis croissent », étant entendu que franchir cette limite jette aussitôt le discrédit sur qui s’en rend coupable.
L’essai de François de Smet s’appuie sur le constat suivant: la loi de Godwin étant entrée dans les mœurs et dans le vocabulaire des internautes, elle n’est que le panneau indicateur d’un point sensible indépassable, d’un non-dit absolu, d’une part d’ombre qui ternit l’éclat de nos sociétés toutes parées de leurs Droits de l’Homme. L’auteur la traite comme un symptôme, celui d’un phénomène social et d’un pli philosophique, d’un implicite dans la structure mentale des habitués des discussions en ligne de tous bords.
Avec le sérieux d’un essai de philosophie morale, comprenant les questions de fond comme l’autonomie du sujet pensant, l’insociable sociabilité, le rôle de l’identité dans la construction et la prospérité de nos démocraties, mêlées à de solides rappels historiques et à des éléments de culture web, Reductio ad hitlerum, une théorie du point Godwin se propose d’expliquer le règne sans partage des événements de la Seconde guerre mondiale sur notre conception du mal.
Notre échelle de valeurs, d’abord, est déréglée: il y a de quoi s’interroger en constatant que la référence axiologique universelle est restée inchangée depuis plus de soixante dix ans et autant d’horreurs à mettre sur le compte de l’humanité. D’autres épisodes auraient pu s’imposer ou ressurgir des malles de l’Histoire, se hisser, dans les esprits, au niveau de la Shoah pour le plus grand bonheur des complotistes antisémites. Il n’en fut rien. La synonymie entre Mal et Shoah est inébranlable et exclusive. Pire, Francois de Smet relève que le qualificatif « mauvais » a été dévalué dans nos consciences jusqu’à devenir inaudible au profit de « nazi », dont la sphère sémantique s’étend au delà des éléments historiques relatifs au Troisième Reich. Le « nazi » n’est pas seulement cet homme à l’air austère, chaussé de bottes et vociférant en allemand, de même que la Shoah ne désigne pas prioritairement le massacre des Juifs d’Europe par le régime d’Hitler; il ne s’agit pas, plus ou pas encore d’Histoire mais de ce que nous en faisons, de faits sociologiques.
La loi de Godwin montre que sur internet particulièrement, nous sommes tous plus ou moins le nazi de quelqu’un d’autre. Elle nous renvoie à la peur de nous mêmes, de ce que tout homme est capable de faire à l’autre, sur le modèle de l’expérience de Milgram.
L’ostracisme dont est immédiatement victime quiconque dépasse le point Godwin n’est donc pas seulement un blâme intellectuel – la comparaison avec le nazisme est souvent inappropriée – c’est une réaction sécuritaire: les lieux de collectivité virtuelle tachent de se prémunir contre le « rappel de la meute ».
L’évocation des crimes nazis renvoie en effet à l’évidence selon laquelle le mal ne se fait jamais seul mais à plusieurs, de préférence sur un mode multiscalaire comme ce fut le cas dans les années 1930-1940.
Le souvenir de ces événements est « une boîte de Pandore saturée d’anxiolytiques », nulle autre institution n’est susceptible de faire l’unanimité – pas même les droits de l’homme – une mauvaise expérience valant mille fois un bon conseil.
Cette histoire fascine presque autant qu’elle horrifie, si bien que nous ne savons plus où est le mal, le bien, comment combattre le premier et faire triompher le second. Répéter tous les jours combien l’homme est mauvais ne rendra personne bon. La fortune de la loi de Godwin reflète l’échec de la Mémoire à faire barrage à une résurgence potentielle du nazisme et/ou qu’elle est un exercice auquel on a assez de se livrer.
Le nazisme est l’image du Mal tapi en chacun de nous, voilà pourquoi les larmoiements dont on abreuve quotidiennement les Français, entre films, téléfilms, témoignages et autres best-sellers ne suffisent à endiguer aucune violence identitaire.
Ce qu’il nous faudrait, en fait, c’est une bonne guerre. De quoi réactualiser une fois pour toutes nos dispositions morales : nous voyons des nazis partout mais le mal nulle part.
Reductio ad Hitlerum, une théorie du point Godwin, Francois de Smet, PUF.
*Photo : pixabay.
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