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Nawal El Saadawi, égyptienne de chair et d’os

Les lectures d'été de Marie Céhère


Nawal El Saadawi, égyptienne de chair et d’os
Nawal el Saadawi dans un documentaire qui lui est consacré, Arte, 2017.

Le roman Ferdaous, une voix en enfer, avec ses accès de naïveté violente et de violence naïve, est un bel hommage aux femmes signé de l’Egyptienne Nawal El Saadawi.


 

Une femme, une vraie femme « en chair et en os », est condamnée à mort pour meurtre et attend son exécution. Médecin psychiatre dans la vie comme dans ce récit, l’auteur Nawal El Saadawi insiste pour rendre visite à Ferdaous (« paradis », en arabe), persuadée qu’elle apprendra auprès de l’accusée une vérité plus profonde encore.

Elle aussi est une « femme en chair et en os », née au Caire en 1931, lauréate du Prix de l’amitié franco-arabe en 1982, elle est incarcérée pour s’être opposée au régime du parti unique sous Anouar el-Sadate, contrainte à l’exil en 1991, elle revient en Égypte et forte de son double regard d’écrivain et de médecin, s’attache à bâtir la nosographie sociale de son pays et de sa culture.

De la douceur pour tuer

« Et s’il fallait justement de la douceur pour tuer ? » Une question qui résonne étrangement dans les couloirs de la prisons, où les surveillantes et les femmes de ménage ont toutes leur avis sur le jugement : ce n’est pas Ferdaous qu’il faut pendre, mais « eux ».

Y aurait-il, au coeur de la société égyptienne, une double entente du réel, un double discours sur le réel ? La préfacière et traductrice Assia Djebar, de l’Académie française, commente : Ferdaous, une voix en enfer est un « dit féminin de la contestation en langue arabe ». Il constitue la naissance d’une parole, à travers un personnage subversif, mais qui « procure confiance » à des femmes dans « l’ignorance d’un horizon hors harem ». Le récit porte une « voix qui accuse ». D’où sa réception paradoxale, en 1977 : célébré par la jeunesse mais en silence, contesté par la culture officielle. Récit tragique de l’ascension et de la décadence d’une anti-héroïne, Ferdaous, une voix en enfer souligne que l’inéluctabilité d’un destin de femme, quelle qu’elle soit, n’appartient alors qu’à la volonté et à la société des hommes.

Shéhérazade cynique

Ferdaous n’a pas trente ans. Elle fait asseoir la psychiatre sur le sol bétonné de sa cellule, dans une position ancestrale, et tisse, comme une Shéhérazade cynique, la trame de ses mille et unes vies. Supplier la clémence et la grâce du Président de la République ? Pas question. « Ce voyage m’emplit de joie ». Un voyage commencé dans la misère rurale et au coeur d’un foyer normal, donc violent, marqué par l’excision de la fillette sur ordre de sa mère. Le père, lui, est le seul à dîner quand les placards et les réserves de nourriture sont vides. Tendre la main vers lui, c’est recevoir une volée de coups. « Bouche aussi grande qu’une gueule de chameau, mâchoires imposantes, l’une se mouvant sur l’autre bruyamment. Ses dents grinçaient en écrasant les aliments jusqu’à la dernière miette. Sa langue tournait dans sa bouche avec une force giratoire, comme pour broyer à son tour ce qui restait, puis elle sortait sur les lèvres et le menton pour lécher les résidus. (…) Il chassait l’air de sa bouche ou de son estomac d’une façon bruyante. Ensuite il fumait le narguilé et emplissait l’endroit où il se trouvait d’une fumée épaisse. (…) Peu après, ses ronflements résonnaient dans toute la maison. J’ai su que cet homme ne pouvait être mon père. »

À la mort de ses parents, Ferdaous emménage chez un oncle, au Caire, et regrette de retrouver les traits de ses aïeux sur son propre visage : ils ne seraient donc pas vraiment morts !

La rue comme refuge

Sa première tentative d’évasion a lieu peu après. Son oncle souhaite la marier à un vieillard présentant une répugnante tare physique. Ferdaous fait le mur mais, effrayée par la liberté de la rue, revient en toute hâte chez son oncle et se marie à 19 ans à Cheik Mahmoud, sexagénaire libidineux, avare et violent. Après ses premiers coups, elle bat en retraite, se confie à la femme de son oncle. « Justement, a rétorqué la femme de mon oncle, tout homme qui connaît la religion parfaitement frappe sa femme, parce qu’il sait cette vérité : la religion lui permet de corriger sa femme, et la femme vertueuse ne doit pas se plaindre de son mari, il lui est seulement demandé une soumission complète. »

Ce genre de cercle vicieux, fait dire à Assia Djebar que Nawad El Saadawi a peint le tableau désespéré d’une écoute sororale écorchée, inaudible.

Dès lors, raconte Ferdaous, « la rue est devenue mon refuge ». Seulement, de la rue à la prostitution, en Égypte, il n’y a presque aucun pas à franchir. Une femme se tenant ou se déplaçant seule dans la rue est, de fait,  considérée comme une prostituée, parce qu’elle est visible. « N’est-ce pas (dans la rue), précisément, ajoute Assia Djebar, que les regards des hommes se saisissent du corps féminin ? En fait, que signifie dès lors la prostitution, sinon une exposition du corps femelle échappant au contrôle du père, du frère ou du maître, échappant aux liens du sang ? »

La liberté passe par la prostitution

Qu’importe de n’être plus jamais respectée, qu’importe de fermer les yeux et de sentir le lourd corps des hommes s’abattre sans cesse sur le sien, parfumé et propre… Ferdaous ne court désormais plus qu’après sa liberté. Et cette liberté passe par l’argent, qu’elle finit par accepter des hommes. « Sois plus dure que la vie, Ferdaous », lui souffle Chérifa, une autre prostituée. « L’homme, Ferdaous, n’apprécie pas la valeur de la femme et c’est à la femme de déterminer sa personnalité. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Ferdaous quitte l’appartement douillet de Chérifa, quitte également l’emploi de bureau qu’elle avait accepté pour un temps, forte de son certificat d’études secondaires, se défait de ses illusions sur l’amour et choisit, sans vraiment y réfléchir, de vivre en dehors de tout, des lois du mariage, des lois de l’existence, des lois des hommes. Le « non » comme arme, le sexe comme seule révolution, elle tue de plusieurs coups de couteau le proxénète qui refuse de lui rendre sa liberté.

Ces femmes qui refusent de se taire

Ferdaous accepte sa peine. « Tu es une femme dangereuse et sauvage », lui dit-on, parce qu’elle accuse tous les hommes de meurtre. Et sa condamnation : « Ils m’ont condamnée à mort parce qu’ils ont peur que je vive. Ils savent que si je vis, je finirai par les tuer. »

Récit d’apprentissage, peut-être ; fable sur l’émancipation façon grenade dégoupillée, peut-être, Ferdaous, une voix en enfer, avec sa structure élégamment circulaire, ses accès de naïveté violente et de violence naïve, constitue encore aujourd’hui le porte-voix des femmes qui refusent de se taire, quitte à le payer de leur vie.

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étudie la sophistique de Protagoras à Heidegger. Elle a publié début 2015 un récit chez L'Editeur, Une Liaison dangereuse.

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