Dans une fiche publiée sur le site « Vie publique », qui dépend du gouvernement, le concept de nation est relativisé jusqu’à ne plus être considéré que comme une vague « construction idéologique ».
Dans une atmosphère de fin de régime avant l’heure, et de doutes sur les capacités réelles de l’hôte de l’Élysée, se déroule le curieux exercice du « grand débat national » soigneusement formaté par celui qui pense en tirer bénéfice. De ce débat décousu on nous annonce qu’une synthèse sera effectuée à la mi-mars par son initiateur. En découlera-il un referendum ? Suspense.
Pour le tenant d’une Europe fédérale et germano-française, le moins qu’on puisse dire est que sa compréhension de l’idée de nation est confuse, voire grand-guignolesque quand il parle de la « lèpre nationaliste » qui menacerait l’Europe, surpassé seulement par son ministre de l’Intérieur qui voit, lui, dans les gilets jaunes des… chemises brunes.
La nation n’a pas de « définition pleinement satisfaisante »
Or le gouvernement, dans une publication officielle de juin 2018 passée inaperçue a mis en ligne une fiche pour nous faire savoir ce qu’il faut savoir de la nation. Ce texte émane de la Direction de l’information légale et administrative (Dila), rattachée au Premier ministre, et supposée assurer les missions de diffusion légale : la publication des lois et décrets au Journal officiel, l’information administrative et l’édition publique « mettant à la disposition de tous la norme juridique française ».
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Ce texte de deux pages intitulé « L’idée de Nation » commence à définir la nation sans citer immédiatement la Déclaration des droits de l’homme de 1789 qui fait pourtant de la nation le principe constitutionnel initial de toute souveraineté. Ni sans citer l’article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » ; ni l’article 4 : « Les partis et groupements politiques […] doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. »
On lit, en effet, dès la première phrase de ce document, que « la Nation est davantage une construction idéologique qu’une réalité concrète, ce qui explique la difficulté de lui donner une définition pleinement satisfaisante ».
Introduction au relativisme national
On est stupéfait. La nation est le socle de la République française dès les origines. Depuis Rousseau, puis Renan, philosophes et sociologues ont bien vu la « réalité concrète » et le besoin psychologique. Et sur le plan de la théorie juridique, Carré de Malberg avait fixé une fois pour toutes le concept dans La loi expression de la volonté générale en 1931.
Ce document officiel s’acharne ensuite à relativiser l’idée de nation. Pour bien en persuader le lecteur on expose qu’ « en France et en Angleterre [le Royaume-Uni ?], c’est l’action centralisatrice et unificatrice du pouvoir royal qui a contribué de manière décisive à l’émergence de la nation. Mais le sentiment national, présent chez une élite restreinte, s’est diffusé assez lentement ». Puis on expose les cas allemands, suisses, italiens. En tout, 21 lignes de philosophie politique comparée et seulement 4 pour Renan, sans d’ailleurs que soit soulignée l’originalité de sa formulation, à la fois porteuse de la diversité française et garante d’avenir par l’idée du « vivre ensemble » renanien : une conception contractuelle de la nation, clef de la politique d’intégration.
La suite ressemble plus à une fiche de révision pour grand oral de Sciences Po devant un jury « bien pensant » qu’à la mission officielle de la Dila. Certes, une dizaine de lignes rappellent le rôle juridique et institutionnel de la nation ; mais 14 autres développent des critiques philosophiques marxistes du concept.
La nation se termine avec Marx
Est-ce bien dans la mission de la Dila de donner des armes, d’ailleurs périmées, de déconstruction des notions de base de la République et de l’État ? Si le lien nation-démocratie est évoqué, on notera que la fiche se conclut sur de longues considérations marxistes : « L’idée de nation a fait l’objet d’importantes remises en cause. Alors que la Révolution française avait mis en œuvre une conception unifiée de la Nation, s’opposant aux corps intermédiaires et aux pouvoirs locaux qui divisaient les individus et s’opposaient à l’exercice de leur citoyenneté, les inégalités sociales apparues avec la révolution industrielle ont contribué à nourrir la critique de l’idée nationale. Pour les tenants de la théorie de la lutte des classes, l’idée de nation masque les conflits d’intérêts qui opposent les classes sociales selon leur position dans le processus de production. L’égalité des droits dans le cadre national occulterait ainsi l’inégalité de fait existant entre prolétaires et capitalistes dans les différents États. Aussi, le mouvement révolutionnaire s’est-il construit comme un mouvement internationaliste, visant à la suppression des classes, de l’État,… et des nations. Les régimes socialistes européens apparus après la Révolution de 1917 se sont cependant appuyés sur le fait national sans le remettre en cause : l’URSS était ainsi elle-même divisée en Républiques et en communautés autonomes correspondant aux différentes Nations composant l’État soviétique. »
Des idées encore soutenues aujourd’hui par deux derniers auteurs : le Belge Détienne et le marxiste Noiriel. Ce dernier, emporté par son engagement politique, estime à la fois, sans craindre de se contredire, que « l’identité nationale est un faux problème », « qu’il n’existe aucune définition de l’identité nationale qui soit acceptée par l’ensemble des chercheurs », que ce n’est « pas un concept scientifique » ; mais aussi que c’est une expression qui appartient au langage politique, « une simple magouille électorale destinée à flatter les préjugés de la fraction la plus xénophobe de la population ».
Participez au « Grand débat » prétendument « national »
Toutefois, ce réquisitoire ne résiste pas aux analyses unanimes d’un ouvrage très récent, Qu’est-ce qu’une nation en Europe, dans lequel douze auteurs insistent sur les dimensions géographiques, historiques, économiques, psychosociologiques, juridiques, politistes et rationnelles de la réalité des nations et de l’adhésion par la personne à sa nation. D’autres auteurs français comme Rousseau, Durkheim, Julien Benda, Marcel Mauss, Emmanuel Mounier, Edgar Morin, étaient aussi sur cette ligne qui constate que les hommes font le choix souverain de décider avec qui vivre ou ne pas vivre ensemble. Pour Jaurès, la nation est même « le seul bien des pauvres ». Mais le gouvernement a oublié de citer ces grands auteurs français sur le sujet.
Je ne saurais assez conseiller aux citoyens qui participent au « grand débat national » de se documenter sur ce qu’il en est vraiment de leur nation. Car elle st à la fois le cadre et la finalité de ce débat. Les nations sont bien réelles, les êtres humains en ont besoin, le droit les reconnaît, la démocratie les anime et les légitime, et l’économie, comme la monnaie, en sont un moyen consubstantiel.
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