Nathan Devers ne plaît pas à tout le monde. Souvent il excite l’animosité des fidèles de Pascal Praud, sur CNews, et rebute parfois les adeptes de Michel Drucker, dans Vivement dimanche sur France 3. Sans compter que ce normalien agrégé de philosophie donne aussi dans le roman dystopique (Les Liens artificiels, en 2022). Caméléon ou Jekyll et Hyde ? Notre chroniqueur a lu son autobiographie talmudo-athée, Penser contre soi-même. Il nous dit tout.
Peut-être vous rappelez-vous ces deux vers d’Aragon, dans La Rose et le réséda :
« Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas »
où notre mirliton national célébrait ensemble les communistes Gabriel Péri et Guy Moquet, et les catholiques Honoré d’Estienne d’Orves et Gilbert Dru — tous résistants, tous fusillés par les Nazis.
Encore s’agissait-il là de personnes différentes. Mais si je dis Nathan Naccache / Nathan Devers, c’est le même — sauf que le premier voulait se faire rabbin, et a travaillé en ce sens à explorer les arcanes du Talmud, et que l’autre est passé par Spinoza, qui genuit Feuerbach, qui genuit Nietzsche, qui genuit Heidegger, membre du parti nazi et amant de Hannah Arendt : la pensée complexe n’est jamais simple.
Tentation adolescente
« Comment, Nathan vous êtes juif ? demanderait Louis de Funès. « Je suis coupé en deux », explique notre auteur, « Nathan Naccache contre Nathan Devers ». « Nathan rabbin et Nathan philosophe. Le Nathan des illusions et l’explorateur des brumes. Le Nathan des vertiges et le casseur de mythes : d’une naïveté à l’autre. » Le christianisme (Evangile de Matthieu) fait parler le Christ sur un mode offensif : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ! Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée, car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père… » Mais soi-même contre soi-même… Est-ce le comble de l’agressivité, ou le début de la philosophie ?
La tentation adolescente, face au dilemme, est de trancher. Être juif et respecter à la lettre toutes les prescriptions — y compris porter la kippa à une époque où d’aucuns y voient une cible. Quitter son lycée public pour entrer dans un établissement confessionnel, qui vous garantit de ne pas avoir cours du vendredi 16 heures au samedi soir, shabbat oblige. Prendre la liberté de perdre sa liberté. On n’a pas attendu les Jésuites pour savoir que la foi implique l’obéissance du cadavre. Comment dit-on « perinde ac cadaver » en hébreu ?
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Cela ne va pas sans risques. « Je devins expert dans l’art d’arpenter la ville en toute discrétion, tel un gangster en fuite ou un flic en civil ». On ne le lui reprochera pas, après tout, saint Pierre a bien renié le Christ par trois fois. Il est sage de fuir la bêtise des autres. Et pourtant, « je ne me suis jamais senti aussi léger qu’en ce temps où je croulais sous un monceau de lois ». Peut-être est-ce la clé du comportement des musulmanes enfouies sous leurs sacs poubelles : ne plus être au monde.
L’autobiographie n’interdit pas les fantasmagories. Devers synthétise en un personnage, le rabbin Kotmel, tous ceux qui lui ont enseigné la rigueur anti-naturelle de la Loi. De même rassemble-t-il en un prof de philo, Jean-Pierre Osier, auteur d’un Précis de philosophie remarquable et traducteur / commentateur de Feuerbach (tiens, le voilà) tous les brasseurs de savoirs rencontrés en prépas et à l’ENS.
Un récit passionnant
C’est que le ver (le Devers ?) est dans le fruit. Pascal avait raison de préférer la foi du charbonnier à celle des grands libertins de son temps. Descartes, après avoir balayé le savoir jusqu’au Cogito originel, s’effraie et récupère Dieu dès la deuxième Méditation. Mais Spinoza ramasse quelques années plus tard le rationalisme pur et dur jeté dans l’ornière par son grand devancier et pose au sol le grand cadavre de la divinité. Deus sive natura — Dieu, c’est-à-dire la Nature. Les philosophes des Lumières d’abord, Feuerbach et Nietzsche ensuite constatent tous que Gott ist tot — Dieu est mort. Il n’a plus ressuscité depuis que pour des intégristes qui ont un désert de pierres dans leurs cervelles évidées.
Le petit Nathan — il a seize ans alors —, pour son malheur, n’est pas un esprit éteint. À force de « se frotter aux questions difficiles » et « aux idées qui dérangent », c’est tout l’édifice de la foi, fondé sur des sables anciens, qui menace ruine.
C’est que pendant la nuit il lit. Tout, mais pas n’importe quoi. Le récit de la façon dont Terre des hommes l’amène à la littérature est burlesque et remarquable : Saint-Ex, puis immédiatement Proust. « Tous les livres que j’avais aimé fusionnaient dans ma tête pour n’en former plus qu’un… Une deuxième Bible, un Talmud sans ciel. » Ainsi devient-on écrivain.
Pour cela, il fallait « assassiner le Nathan que j’étais et que j’aurais dû devenir : voilà la condition pour m’insinuer sur les sentiers de la philosophie. »
Il n’y a pas de fin à un pareil livre, puisque la fin, c’est le présent. Nathan Zarathoustra est descendu du ciel pour vivre parmi les hommes. Le récit de cette nouvelle aurore est tout à fait passionnant.
Nathan Devers, Penser contre soi-même, Albin Michel janvier 2024, 330 p.
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PS. Nathan, mon cher, vous n’avez pas honte d’écrire, deux ou trois fois, « professeure » ? Professoresse, si vous voulez. Prof, si l’on veut oraliser le récit. Mais pas professeure — avec ce e final marseillais qui ne fait sens que sur la Canebière : « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Je suis professeure, con ! »
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