Propos recueillis par Élisabeth Lévy, Gil Mihaely, Marc Cohen et Daoud Boughezala.
Causeur : Est-ce que ça existe, le « politiquement correct » ? Et si oui, comment le définissez-vous ?
Natacha Polony : Il faudrait déjà rappeler qu’au départ, le politiquement correct désigne une façon d’édulcorer le langage pour éviter de nommer les choses parce que cette dénomination pourrait choquer. Derrière ce terme, il y a l’idée que le réel est violent et qu’on va l’adoucir en niant ou en contournant les problèmes.
Autrement dit, le politiquement correct est un moyen d’évacuer le réel. Au départ, il s’agissait de lutter contre le racisme en criminalisant les termes blessants ou injurieux – « bougnoule », « youpin »… Puis cette protection sémantique s’est étendue à toutes sortes de groupes – des « non-voyants » aux « personnes de petite taille » ou « vertically defied ».
C’est vrai, mais en même temps, le phénomène s’est emballé jusqu’à l’absurde. Pour moi, on a dépassé les limites du raisonnable quand est passé de « Noir » à « Black ». Je m’explique : on commence par proscrire le mot « Nègre » qui est effectivement un terme très péjoratif hérité de l’époque coloniale. Très bien. Puis c’est le mot « Noir » lui-même qui devient insupportable alors qu’il ne comporte aucun jugement dévalorisant mais décrit une réalité de façon neutre, et on se met à employer « Black ». C’est à ce moment-là que le politiquement correct devient une façon de camoufler le réel.
Peut-être, mais n’était-il pas bon d’obliger les gens à garder par devers eux leurs mauvais affects en poliçant leur langage ?
Il est évidemment souhaitable que l’on évite de se lâcher dans le langage. L’un des principes de base de la vie en société reste la bienséance, y compris verbale. Mais à refuser de nommer les choses, on finit par refuser de les voir puis par les voir comme on pense qu’elles devraient être. Au final, on fausse la réalité et le regard de la société sur elle-même. Quand on s’est mis à dire « musulman » à la place d’« Arabe » – que l’on jugeait discriminant, ce qui est curieux quand on y pense – on a changé la définition d’une communauté et peut-être la perception que ses membres avaient d’eux-mêmes. Ils se pensaient « arabes », ils sont devenus « musulmans ». Or, « Arabe » et « musulman », ce n’est pas la même chose ! Rappelez-vous de Sarkozy annonçant triomphalement qu’il avait nommé un préfet « musulman », ce qui est une aberration totale. Les médias se sont mis à parler de « communauté musulmane » puis, par symétrie, de « communauté catholique ». Le langage crée le réel, en particulier lorsqu’il suscite une concurrence entre les communautés.
Peut-être que cette évolution lexicale prend en compte, de façon inconsciente, une évolution sociologique – des « Arabes » qui se sentent de plus en plus « musulmans ». Mais poursuivons : cette novlangue orwellienne n’est-elle pas le produit du panurgisme
des médias qui, pour l’essentiel, reprennent les mêmes termes sans les remettre en question ?
De fait, même si la référence à la novlangue a été usée jusqu’à la corde, elle reste pertinente. Beaucoup de journalistes n’ont plus aucun sens des nuances. Ils ne maîtrisent pas toujours les subtilités de la langue et ont tendance à reprendre les mots des autres. Du coup, certaines dénominations biaisées se répandent très rapidement et deviennent une façon normale de s’exprimer.
Avez-vous un exemple en tête ?
J’ai souvenir d’un fait divers. Dans une école, un enfant épouvantable de 7 ans agressait ses petits camarades en leur plantant des crayons dans la peau. L’institutrice, ne sachant plus quoi faire, décide de le punir en lui faisant passer ses récréations dans un carré dessiné à la craie : une manière que j’ai trouvée très pédagogique de symboliser les limites. La mère s’est répandue sur les ondes contre ce scandaleux « carré de la honte », terme repris aussitôt et sans aucune précaution par le site du Figaro. En employant, sans même utiliser de guillemets, les mots qui lui avaient été suggérés, l’auteur de l’article reprenait aussi à son compte le jugement de la mère.
Ces derniers jours, certains de nos confrères ont eux aussi oublié les guillemets en reprenant le terme clinique d’« europhobe » qu’emploie le Premier ministre pour qualifier les partis opposés à la construction européenne…
« Eurosceptique » supposait encore une réflexion, une critique argumentée alors qu’« europhobe » nous place dans un registre psychologique de peur panique, avec toutes les associations d’idées qui vont avec : xénophobe, homophobe, islamophobe, etc. Cela me rappelle un autre exemple de manipulation du langage. En septembre 2004, quand François Fillon était ministre de l’Éducation nationale, il n’avait rien trouvé de plus malin que de se faire photographier dans Le Figaro Magazine dans l’école du Grand Meaulnes, sur fond de craie et de tableau noir. Il y avait alors sur M6 une émission assez idiote, « Le Pensionnat de Sarlat », où l’on prétendait replacer des enfants dans les conditions d’une école des années 1930. Le Monde a donc titré : « De Fillon à M6, la nostalgie d’un ordre scolaire disparu ». Traduisez : ordre moral et vieilleries pétaino-maurassiennes. Depuis, ces termes ont été totalement galvaudés. Ils ont connu leur heure de gloire dans les années 1990, au moment où Élisabeth Lévy, Philippe Cohen et Jean-François Kahn, qui a alors fondé Marianne, ont commencé à déboulonner les idoles du politiquement correct.
La « pensée unique » a donc émergé en même temps que sa contradiction ? [access capability= »lire_inedits »]
Entre 1995 et 2002, lorsque sévissait une énorme chape de plomb idéologique dont Le Monde, alors dirigé par Edwy Plenel, était le symbole et le relais, il était quasi impossible de dire quoi que ce soit, fût-ce que le niveau de l’École ne montait pas. Le 21 avril 2002 a provoqué une prise de conscience, de même que La Face cachée du Monde de Philippe Cohen et Pierre Péan. Et tout le monde s’est mis à dénoncer la « pensée unique » et la « bien-pensance ». Aujourd’hui, les mots de « bien-pensance » et « politiquement correct », sont repris par ceux-là mêmes qui les incarnent. Le bien-pensant, c’est toujours l’autre, la pensée unique, celle de l’autre ! Ces concepts ne signifient plus rien. Il est temps de passer à autre chose.
L’une des raisons de cette pagaille sémantique est que le point de vue défini comme « politiquement incorrect » il y a dix ans est devenu majoritaire ou, à tout le moins, beaucoup plus répandu dans la société. Et beaucoup de gens confondent opinion majoritaire et opinion dominante. On nous dit : « C’est vous les bien-pensants puisque vos idées sont majoritaires »…
C’est une escroquerie intellectuelle ! Nous sommes face à des gens qui nient la fracture entre les élites et le peuple et qui, dans le même mouvement, nient aussi ce que vit le peuple. Il est vrai que, dans les beaux quartiers, l’insécurité n’est même pas un sentiment, l’immigration, exclusivement un enrichissement, et la différence une chatoyante diversité…
Et si vous osez constater cette coupure, ils vous font basculer du côté obscur de la force. Dans ces conditions, débattre est devenu impossible. L’autre jour, dans « On n’est pas couché », j’assistais à une joute surréaliste entre Aymeric Caron et Christophe Conte des Inrocks. Christophe Conte prétendait que les réacs étaient minoritaires dans l’opinion publique, et Aymeric Caron lui répondait qu’une majorité de Français avait peur de l’islam et était donc xénophobe. Voilà nos rebelles…
Je trouve assez comique de voir des gens se battre pour se dire minoritaires. Certes, il est très agréable de se prendre pour Jean Moulin ou de Gaulle, mais si je crois en mes idées, mon premier souhait est qu’elles soient majoritaires car j’estime que le pays irait mieux en les appliquant. De toute manière, pour un penseur, journaliste, ou éditorialiste, le problème ne devrait pas être de savoir si le camp du mal a gagné ou non. La démocratie consiste à respecter la volonté du peuple souverain, donc à appliquer les idées de la majorité, pour peu évidemment que ces idées ne soient pas contraires à nos valeurs et à nos lois. Mais certains n’acceptent pas qu’une majorité de gens ait des idées qui leur déplaisent.
Si les élites politiques sont coupées du reste de la société, c’est aussi parce que nos gouvernants ne tiennent jamais leurs engagements de campagne. En 1995, six mois après son élection, Chirac a décidé d’appliquer la politique contre laquelle il avait été élu, celle de Balladur…
C’est mon premier cocufiage politique ! En 1995, j’ai voté Chirac pour avoir Séguin et je me suis retrouvée avec Juppé ! Je pense que la majorité du peuple aspire à une espèce de gaullisme social, c’est-à-dire un mélange d’adhésion à la République et d’idées socialement généreuses, le tout fondé sur une communauté souveraine. On l’a retrouvé avec la « fracture sociale » en 1995, dans la popularité de Chevènement en 2002, puis dans les discours de Sarkozy écrits par Guaino en 2007. Sauf qu’à chaque élection, le peuple marche à ce « bluff républicain », pour reprendre la formule de feu notre ami Philippe Cohen, et finit déçu. J’ai souvenir d’un débat avec Christophe Barbier de L’Express, où il soutenait que le discours gaulliste social valait pour être élu mais qu’une fois aux responsabilités, la raison imposait une autre politique. Je lui ai répondu qu’il avait le droit de ne pas être démocrate, mais qu’il devait avoir l’honnêteté de l’assumer.
Reste que tout le monde se dit, et d’ailleurs se pense, démocrate. De la même manière, rares sont ceux qui remettent en cause l’économie de marché, la croissance et la sacralité des libertés individuelles, quitte à se disputer sur leur définition. Les polémiques entre réacs et antiréacs ne sont-elles pas l’écran de fumée qui cache le grand consensus général ?
C’est d’autant plus vrai que les pourfendeurs des réacs placent le clivage fondamental au niveau des questions sociétales. Or, mon vieux fond marxiste me fait penser que c’est sur le social et l’économie que cela se joue. Comme Michéa, je crois que les tenants de l’extension des droits individuels et les tenants de l’extension du marché partagent une vision de la société qui consiste à faire de l’individu rationnel le rouage essentiel des constructions humaines. Face à cette réalité, on continue à perpétuer le vieux clivage droite/gauche sur des sujets comme le « mariage pour tous » ou la « théorie du genre ».
Dans les faits, ce que nous appelons, peut-être à tort comme vous l’avez expliqué, « politiquement correct » est tout de même caractéristique d’une certaine gauche…
Ne laissons pas aux libertaires le monopole de la gauche ! Historiquement, les positions du Parti communiste et de la mouvance chevènementiste sur les questions d’immigration, de sécurité et de mœurs tranchent avec celles de la gauche actuelle. À mon sens, il existe aujourd’hui deux grands clivages qui scindent le paysage idéologique.
Primo, est-on pour ou contre la mondialisation telle qu’elle se fait, l’extension indéfinie du marché : il y a d’un côté une tendance plutôt souverainiste au protectionnisme, et de l’autre le credo libéral de l’ouverture. S’ajoute un second clivage autour de la définition du progrès telle que l’a construite l’Occident : faut-il redéfinir le progrès ou au contraire continuer à croire que le progrès technique va apporter le bien-être ? En croisant ces lignes de fracture, on peut à peu près positionner tout le monde de manière cohérente.
Et vous, où vous situez-vous ?
Étant antilibérale et favorable à la décroissance, je refuse de me faire enfermer dans un camp. Mes positions sur les questions sociétales étant liées à mes convictions économiques, je me définis comme à la fois antilibérale sur le plan économique et « réac » sur les questions sociétales.
C’est un bon exemple : il y a vingt ans, il était presque impossible de se définir comme antilibéral. Aujourd’hui, c’est presque obligatoire : les méchants ce sont les libéraux (généralement qualifiés d’« ultras ») et les gentils ceux qui se battent contre le méchant marché…
Ne vous y trompez pas : au moment des choix cruciaux, les gauchistes antilibéraux préféreront toujours frayer avec des libéraux-libertaires plutôt que de se compromettre avec des gens comme moi. Du point de vue des censeurs, le plus grave est de ne pas être ouvert au progressisme.
Mais même en matière sociétale, la négation du réel est-elle l’apanage des prétendus « modernes » ? À force de critiquer le progressisme et l’antiracisme, n’en sommes-nous pas venus à fantasmer un monde livré aux lobbies LGBT et du Syndicat de la magistrature ?
Bien sûr, les réflexes idiots et l’hystérie ne sont pas l’apanage d’un camp. Je suis frappée de voir certaines personnes dénoncer une espèce de totalitarisme socialo-communiste qui chercherait à nous imposer la pensée syndicale de gauche. Personnellement, j’assume d’être politiquement correcte jusqu’à un certain point. Le racisme me révulse et j’estime qu’il y a des limites à poser. Quand une ministre noire se fait traiter de « guenon », cela me révulse, même si je ne supporte pas l’instrumentalisation de ce fait divers par Taubira et la gauche antiraciste. C’est justement parce que les interdits fusent de tous les côtés qu’il faut développer une pensée nuancée.
Les pourfendeurs des « néo-réacs » et autres « néo-fachos », eux, ne font pas dans le détail !
Ceux qui ont l’impression que leur système s’effondre se montrent particulièrement agressifs. Ils voient une sorte de complot néo-réac dont les instigateurs partageraient une vision (abjecte) et un projet (terrifiant). Pourtant, entre Zemmour, Rioufol, vous et moi, il y a des différences idéologiques absolument majeures. Mais, foin de détails, si la tendance actuelle se poursuit, avec l’émergence de partis que l’on peut appeler « populistes », la victoire du « politiquement incorrect » , ce sera le triomphe électoral du FN. Et nous aurons perdu sur tous les tableaux ! [/access]
Photo : Hannah
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