Le bilan des erreurs de Hollande et des horreurs de Staline doit-il nous faire renoncer à changer la vie? Dans son livre, Natacha Polony réfute la fin de l’Histoire et récuse le laisser-faire marchand. Un nouveau monde est possible, fondé sur la souveraineté des peuples, donc des nations.
Changer la vie : on se souvient que la célèbre formule rimbaldienne avait donné son titre au programme du Parti socialiste en 1972, puis à son hymne, chanté en 1977 au congrès de Nantes : « Ne croyons plus aux lendemains qui chantent/Changeons la vie ici et maintenant/C’est aujourd’hui que l’avenir s’invente… »
Il ne saurait y avoir de souveraineté du peuple sans souveraineté de la nation
Si l’avenir s’inventa pendant les années Mitterrand, le changement de la vie fut, lui, remis à une date ultérieure, celle de 2012, sous une forme un peu plus prosaïque : « Le changement, c’est maintenant. » La suite est connue de tout le monde et Natacha Polony n’est manifestement pas convaincue que le slogan, plus martial, du vainqueur de 2017, « En marche ! », fasse davantage droit à l’exhortation et à l’espérance du poète. L’important est donc de dire à quelle condition la vie, et, au premier chef, la vie politique, pourrait changer. C’est ce qu’indique le sous-titre de son ouvrage, présenté sous la forme d’un dictionnaire dont les 82 entrées constituent un ensemble cohérent : « Pour une reconquête démocratique. » Si la démocratie est à reconquérir, c’est que nous l’avons perdue. Nous vivons dans ses apparences, mais ce que nous connaissons sous ce nom est « une organisation politique oligarchique validée par le suffrage universel ».
A lire aussi : Comment le capitalisme a éteint les Lumières
Il n’est pas indifférent que le dictionnaire de Natacha Polony s’ouvre par le mot quelque peu oublié, sinon refoulé, d’aliénation, qu’elle entend remettre en honneur pour penser notre présent. Nous avons perdu la démocratie parce que nous sommes doublement dépossédés de nous-mêmes. Il y a d’abord l’Union européenne dont, depuis l’arrêt Costa, le droit prime les droits nationaux alors même qu’elle se réduit à un espace économique sans consistance politique. Face à cette contradiction majeure, Natacha Polony rappelle que la citoyenneté est indissociable de la nationalité et qu’il ne saurait y avoir de souveraineté du peuple sans souveraineté de la nation. En l’absence d’une nation et d’une citoyenneté européennes, les abandons de souveraineté vident la citoyenneté de toute substance et découragent les citoyens de se rendre aux urnes. La « bonne gouvernance » s’est d’ores et déjà substituée au « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Il y a aussi, et plus profondément, à travers la mondialisation néolibérale, destructrice de toutes les identités, la réduction de l’homme à un agent économique gouverné selon le principe utilitariste de l’intérêt bien compris : l’autonomie du sujet politique qui prend son destin en main est alors battue en brèche par l’hétéronomie de l’individu consumériste dont l’imaginaire est confisqué et les désirs orientés par la publicité. Contre cette réduction, favorisée par le développement de l’individualisme moderne, Natacha Polony rappelle avec force cette vieille vérité aristotélicienne que l’homme est un animal politique.
Un socialisme sans barbarie
On n’est certes pas obligé de la suivre en tout point. Qu’en quelques décennies des centaines de millions d’êtres humains aient été arrachés à la famine devrait conduire non pas à applaudir béatement la mondialisation, mais à en nuancer la critique – et mériterait à tout le moins de ne pas être écarté en quelques phrases un peu rapides, sinon désinvoltes. Pareillement, lorsque Natacha Polony s’appuie sur le taux élevé de l’abstention pour mettre en cause la légitimité des vainqueurs des élections, tout en voyant dans le « dégagisme » de Mélenchon « la traduction électorale d’une immense aspiration à davantage de démocratie », on a envie de la taquiner un peu : il ne faut pas oublier, chère Natacha, que l’offre populiste n’a pas manqué aux électeurs et que le « dégagisme » de Mélenchon a commencé par dégager Mélenchon lui-même…
Cependant, si les thèses de Natacha Polony croisent souvent celles de la gauche, elles n’en épousent ni le dogmatisme, ni le sectarisme, ni l’aveuglement. Aux lecteurs pressés de Lévi-Strauss, Polony montre que la barbarie islamiste n’est pas celle d’une civilisation autre dont il faudrait respecter l’altérité, mais qu’elle procède de la déculturation d’individus qui sont issus de notre civilisation et la rejettent. Aux mauvais lecteurs de Bourdieu, elle remontre qu’en universalisant le modèle de la domination symbolique qu’est censé exercer tout détenteur d’un capital culturel, on en vient non seulement à rendre l’école incapable d’accomplir sa tâche, mais aussi à faire oublier « la principale domination, la domination économique et politique ». Faut-il voir là une profession de foi de marxisme ? Assurément, Natacha Polony récuse l’illusion selon laquelle la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique auraient mis fin, en même temps qu’à l’histoire, à tout antagonisme de classes, mais le concept marxiste de lutte des classes n’en doit pas moins être repensé à nouveaux frais : ce sont des fractures inédites qui opposent les bénéficiaires de la mondialisation néolibérale et les autres, et les conditions qui permettraient à ceux-ci de parvenir à une conscience de classe ne semblent pas réunies. Sur la question de l’immigration, elle insiste sur la nécessité de ne pas la dissocier d’une intégration qui suppose elle-même une acculturation forcément longue et difficile pour des individus qui ont grandi dans des structures sociofamiliales archaïques et patriarcales. S’agissant du multiculturalisme, l’auteur met en évidence que si une société peut sans aucune contradiction être multiethnique, la division de la société en communautés fermées expose l’espace public à devenir un lieu d’affrontement.
Argument de vente: ce livre a déplu à Laurent Joffrin
On aura compris sans peine que le socialisme dont se réclame Natacha Polony n’est pas celui du parti qui porte ce nom. C’est un socialisme libertaire qui s’inscrit dans la tradition de Proudhon et dans l’esprit de George Orwell ou, plus près de nous, de Jean-Claude Michéa. Comme ces derniers, Natacha Polony est un esprit libre. Sa liberté d’esprit, jointe à la lucidité de son regard, à l’exigence de sa réflexion et à la force tranquille de sa conviction, transparaît à travers toutes les pages de Changer la vie. Ce livre a déplu à Laurent Joffrin qui lui a consacré dans Libération un éditorial plein de fiel. C’est bien naturel et c’est une raison de plus pour le lire.