Souverainiste bon teint, la directrice de la rédaction de Marianne entend réveiller de sa torpeur l’hebdomadaire fondé par Jean-François Kahn. Europe, gilets jaunes, nouvel actionnaire tchèque: en détaillant son projet éditorial, Natacha Polony passe les sujets d’actualité au crible (1/2).
Causeur. Dans un éditorial de Libération, Laurent Joffrin reproche à Marianne de « prend(re) maintenant le chemin d’un souverainisme conservateur et anti-européen, à rebours de Victor Hugo… et de Jean-François Kahn ». Vous reconnaissez-vous dans ce portrait ?
Natacha Polony. L’hypocrisie de Laurent Joffrin est absolument délicieuse ! Lorsqu’il dirigeait Marianne, Jean-François Kahn se faisait traiter de cryptofasciste par les journaux que dirigeait Laurent Joffrin, Le Nouvel Obs et Libération. J’ai fait valider la plupart de mes choix par Jean-François Kahn, dont la fameuse une sur l’immigration qui a tant effarouché certains. Son titre, « Ni Zemmour ni Plenel », était le fruit de mes discussions avec Jean-François Kahn et il résume l’essence même de l’engagement de Marianne : le droit de ne vouloir ni de la France de Zemmour ni de celle de Plenel, mais d’inventer autre chose sur des bases républicaines.
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Par ailleurs, j’assume le terme « souverainiste », sauf quand il est tordu pour en faire le synonyme d’« extrême droite », comme chez Laurent Joffrin. Souverainiste, non pas parce que je serais anti-européenne, mais parce que je suis démocrate. Il n’y a pas de démocratie sans souveraineté du peuple, et pas de souveraineté du peuple sans souveraineté de la nation, c’est-à-dire sans le droit pour le peuple français de choisir la façon dont il est gouverné, éventuellement en accord avec d’autres. Je ne pense pas que la France puisse s’en sortir dans le monde toute seule. En revanche, je défends la possibilité de revenir sur des traités s’ils ne vont pas dans le bon sens – quand on estime, comme disait le général de Gaulle, qu’on s’est fait couillonner…
Tout cela est bien beau, mais quelle est précisément votre position sur l’Union européenne ?
D’abord, je crois qu’il existe une civilisation européenne, forgée par des pays qui ont intérêt à s’associer pour agir. On n’a pas eu besoin de l’Union européenne pour construire Airbus et Ariane, mais on a eu besoin des nations européennes. Rappelez-vous qu’au départ, l’idée maîtresse de la construction européenne était la préférence communautaire : on créait un marché européen à l’intérieur duquel on commerçait pour le bien de tous. Dans ce cadre solidaire, les excédents d’un pays étaient achetés par les autres, selon leurs spécialités respectives. Dès lors que le Marché commun s’est transformé en marché unique totalement ouvert à tous les vents, on a détruit l’idée même d’Union européenne.
Une partie du public cherche uniquement les informations qui valident sa vision du monde
Pour conclure sur les amabilités de Joffrin, oserez-vous vous dire conservatrice ?
Je ne suis ni conservatrice ni progressiste. Simplement, j’estime que, pour la perpétuation, la continuité d’une civilisation, et même de l’humanité, il y a des choses qui doivent absolument être conservées. En même temps, je crois à la possibilité d’un progrès de l’être humain. Penser cette possibilité ne signifie pas adhérer à la religion du progrès.
Ni conservatrice ni progressiste, ni Plenel ni Zemmour, ni Orban ni Macron : on comprend ce que vous n’êtes pas. Mais pourriez-vous nous dire ce qu’est Marianne ?
Le centre de gravité de Marianne, c’est la défense de la République qui est la forme française de la démocratie et qui propose une conception de l’individu et de la communauté politique très différente de celle qui a cours dans les démocraties libérales anglo-saxonnes. La République, originellement, définit un espace politique neutre dans lequel l’État, émanation de la volonté des citoyens, incarne et garantit le bien commun. C’est le sens véritable de la laïcité : la préservation du bien commun contre l’appropriation par des intérêts particuliers, non seulement religieux, mais aussi financiers. C’est pourquoi il faut se battre à la fois contre le communautarisme et contre les lobbys ou la toute-puissance des gros quand ils abusent de leur pouvoir.
Ces dernières années, Marianne avait-il dévié de cette ligne directrice ?
Oui. J’essaie de renouer avec la vocation initiale de Marianne, telle que Jean-François Kahn l’a formulée et déclinée durant des années : lire l’actualité à partir d’une histoire et de valeurs assumées pour expliquer les faits plutôt que simplement les raconter. Cela implique un refus de hurler avec la meute ou de considérer certains sujets comme tabous de peur de faire le jeu des extrêmes…
Votre refus de la chasse en meute bute souvent sur le cas d’Éric Zemmour, que Caroline Fourest a insulté en même temps que toute la profession. Et vous-même avez été très sévère. Ne devriez-vous pas défendre la liberté de ceux avec qui vous n’êtes pas d’accord ?
Caroline Fourest est chroniqueuse dans Marianne, elle est donc libre d’écrire ce qu’elle veut, même quand ce serait en contradiction avec la ligne de Marianne. Défendre la liberté d’expression de qui que ce soit est essentiel et nous le faisons. Pour autant, je me bats également contre la radicalisation des opinions et la montée en tension du pays. Et je ne sacrifierai jamais la possibilité pour Marianne d’être entendu partout à la défense d’un individu. D’autant que sur certains sujets, Zemmour dit des choses objectivement fausses. C’est particulièrement regrettable à une époque où, sous l’effet des réseaux sociaux, une partie du public cherche uniquement les informations qui valident sa vision du monde.
L’offre médiatique et politique reflète une forme de repli identitaire et de radicalisation
À la création de Marianne, en 1997, le paysage médiatique était assez différent. Il y avait une espèce de conformisme général de toute la presse qui était assez pesant. Aujourd’hui, la floraison de médias alternatifs, notamment sur internet, ne vous complique-t-elle pas la tâche ?
Il n’y a plus en effet la chape de plomb étouffante des années 1990 : même des journalistes du Monde se rendent compte qu’il y a un problème avec l’islamisme ! Ceci dit, si le paysage a bougé, il n’est pas forcément capable de représenter les aspirations de tous les citoyens. Ce qui me complique la tâche, c’est que l’offre médiatique et politique reflète une forme de repli identitaire et de radicalisation. Dans ces conditions, la possibilité de faire exister un média pluraliste n’est pas assurée. Or, Marianne entend faire parler tous ceux qui critiquent le système économique et politique qu’ont engendré la dérégulation financière et le libre-échange. Ils n’ont pas forcément les mêmes idées, mais partagent des constats communs et proposent un autre monde que le nôtre.
Vous voilà « nuit-deboutiste » ! La leçon du XXe siècle n’est-elle pas plutôt que, comme le disait Furet, il n’y a pas d’autre monde ?
Il n’y a pas d’autre monde, mais il y a d’autres politiques possibles. Sinon, autant abolir tout de suite la démocratie. La colère des « gilets jaunes » n’est rien d’autre que la conséquence de quarante ans sous le régime thatchérien : « Il n’y a pas d’alternative. » Or, le libre-échange et la dérégulation ne sont pas des fatalités ou des évidences, mais des choix idéologiques. Il en existe d’autres, fondés sur l’idée que le rôle de l’État est de protéger les citoyens et de leur garantir la souveraineté sur le plan militaire, budgétaire, énergétique, alimentaire et numérique.
Marianne est un journal libéral
Votre pluralisme consiste à accueillir toutes les sensibilités de la critique de la mondialisation. Un lecteur libéral satisfait du libre-échange peut-il lire Marianne ?
Il nous lira pour être bousculé dans certaines de ses convictions. Cela dit, au risque de vous surprendre, Marianne est un journal libéral. Il promeut le libéralisme politique et même une forme de libéralisme économique bien maîtrisé et distinct du néolibéralisme. Le libéralisme ne conduit pas nécessairement à la dérégulation et à la financiarisation de l’économie. Cependant, les entreprises ont le droit de ne pas étouffer sous le poids d’une administration délirante.
Vous avez titré sur « Ce peuple qui pue le diesel ». Vous aussi, vous voulez récupérer les « gilets jaunes » ?
La question n’est pas de récupérer, mais d’analyser. Quand la colère populaire s’exprime d’une façon qui évoque 1788, il est temps de s’y intéresser. Quand on n’offre aucun débouché politique à la révolte, quand on vide le vote de son sens en perpétuant obstinément le système, on engendre la radicalisation. C’est peut-être une tactique politique, mais elle est dangereuse. Et nul ne peut souhaiter cette violence que l’on sent monter.
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