Napoléon est la synthèse de l’inhumain et du surhumain. On peut l’admirer ou le haïr, on peut le juger à l’aune de la morale commune. Son histoire restera à tout jamais une éternelle protestation contre les sots préjugés démocratiques d’égalité et d’humanité. Pas étonnant qu’il passe mal au XXIe siècle.
L’irruption de Napoléon dans l’Histoire est un événement si singulier que l’on peut à bon droit douter des plates indications de l’état civil : « Né à Ajaccio le 15 août 1769. » N’était-il pas plutôt brutalement tombé, comme Cyrano, de la lune, les yeux encore « tout remplis de poudre d’astres » et quelques « cheveux de comète » sur l’uniforme ? La supposition n’est pas absurde. La comète qui traversa le ciel pendant l’été 1811 ne fut-elle pas immédiatement baptisée du nom de l’empereur dont le pouvoir paraissait à ce moment indestructible ? Les Russes la virent aussi passer quelques mois plus tard dans le ciel de Moscou avec « sa lumière blanche et sa longue chevelure relevée au bout », annonçant ici « horreurs et fin du monde ». Rien n’est incroyable dans l’histoire de Napoléon, car tout l’est.
Stendhal lui-même, qui pourtant vit le grand homme en chair et en os, en témoigne lorsqu’il écrit dans La Chartreuse de Parme : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » S’il n’était pas tombé du firmament, surgissait-il de la profondeur des siècles enfuis ? De très sérieux historiens le pensèrent : Edgar Quinet le disait contemporain de Dante, Hippolyte Taine grand survivant du XVe siècle, portant avec lui l’esprit « des aventures politiques et des usurpations heureuses » de la Renaissance italienne.
Napoléon, songe ou cauchemar?
Quelques contemporains se demandèrent, après coup, s’ils n’avaient pas rêvé les événements, songe ou cauchemar – au choix ? En 1815, il y avait de quoi se sentir déboussolé. Une chose est certaine : Napoléon ne peut avoir été le fruit de ce siècle sec par excellence que fut le XVIIIe, si épris de raison, si rétif au merveilleux, si pacifique, si tourné vers le bonheur et les occupations privées, en un mot si bourgeois. Faut-il dès lors voir en Napoléon un pur anachronisme, l’ultime témoin d’un monde déjà disparu ou, avec Nietzsche, « une dernière indication de l’autre voie » et peut-être le dernier homme, « unique et tardif si jamais il en fut » ?
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Comment, non pas raconter, mais rendre compte d’une histoire si étrange ? On ne peut comprendre Napoléon sans séparer l’homme et l’œuvre. Il ne s’agit pas de minorer l’importance de l’œuvre. Elle a dessiné le cadre dans lequel vivent les Français depuis maintenant deux siècles, et influé, par le Code civil, sur le destin des Européens. Mais, qu’il s’agisse de la rationalisation de l’État ou de la création d’une administration forte, de la redéfinition de la place du religieux dans la société ou de l’égalité de tous devant la loi, ces évolutions ne se trouvaient-elles pas en germe dans les idées du siècle ? Napoléon, si étranger lui-même à l’esprit de son époque, en fut l’exécuteur testamentaire génial.
Il y a, au plus profond de cet homme incomparable – au sens littéral du mot – quelque chose qui échappe à l’investigation
Il est bien vrai que, sans lui, le travail eût été moins bien réalisé, et surtout moins vite, mais c’est dans la corbeille des Lumières qu’il trouva l’inspiration de ces réformes qui allaient changer le visage de la France. Il avait eu de nombreux précurseurs – impuissants ceux-là – chez les ministres réformateurs de la monarchie absolue. Quant à ce qu’on lui reproche le plus, ses guerres et ses efforts désespérés pour assurer l’hégémonie française, là encore il faut les rapporter au passé – cette guerre de soixante-dix ans qui, de 1756 à 1815, opposa la France à l’Angleterre pour le statut de première puissance mondiale. C’est à Napoléon qu’il revint, malheureusement, de passer aux Britanniques le témoin que la France de Richelieu et Mazarin avait reçu de l’Espagne, avant que l’Angleterre ne le transmette aux États-Unis et ceux-ci, aujourd’hui, à la Chine. Champion de la grandeur française, Napoléon, si heureux dans les affaires intérieures, fut à l’extérieur le témoin de son premier déclin.
Ce que je veux dire, c’est que l’on peut interpréter la politique tant intérieure qu’extérieure de l’Empire en faisant – presque – abstraction de la personne de Napoléon. En revanche, son régime lui appartient en propre, avec son « kitsch carolingien » mâtiné de principes républicains et de formes monarchiques. Il disparut avec lui sans laisser de traces, car il était la preuve la plus tangible de l’imagination sans limites qui bouillonnait sous ce crâne à nul autre pareil.
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Transformer l’Europe en une très grande France
Le XVIIIe siècle n’a pas aimé les Héros. Voltaire a célébré le tsar Pierre Ier et Montesquieu Alexandre le Grand, mais s’ils les jugèrent tous deux d’une grandeur admirable, ils le devaient surtout, à leurs yeux, à leur œuvre : sagement conçue et sagement exécutée, dit Montesquieu de celle du Macédonien. Qu’y avait-il pourtant de moins sage que l’idée de jeter un pont entre l’Europe et l’Asie et de transformer celle-ci, jusqu’au cours de l’Indus, en une très grande Grèce ? L’idée n’était pas moins folle que de transformer l’Europe, à partir de 1806, en une très grande France. Mais le siècle des Lumières ne jugeait plus de la grandeur qu’en vertu de l’utilité. Le Grand Condé avait fait rêver le siècle précédent, celui de Louis XIV, Parmentier et sa pomme de terre sont élevés au pinacle par les philosophes. Tandis que Condé n’était qu’un ravageur épris de sa propre gloire, Parmentier avait travaillé modestement au bonheur de l’humanité. Guerre et politique, jusqu’alors aires de jeu préférées des aspirants à l’immortalité, ne font plus recette, et si George Washington échappe à l’épuration du panthéon héroïque de ce temps, c’est parce qu’après avoir fondé la république américaine il s’est retiré à Mount Vernon, retournant (métaphoriquement) à sa charrue comme Cincinnatus après avoir sauvé Rome. L’heure, dira un petit poète du temps, est aux héros que personne ne connaît. La gloire est triste vers 1780.
L’événement est plus grand que ses acteurs
C’est alors que la Révolution parut devoir ressusciter les héros. Ne témoigne-t-elle pas d’un prodigieux effort de volonté, d’une fureur de destruction comme on n’en avait pas connue depuis les guerres de Religion ? N’offre-t-elle pas un répertoire presque inépuisable de figures héroïques, lumineuses comme Charlotte Corday, infernales comme Marat, qui dépassent la mesure humaine ? De ce point de vue, Napoléon ne sort pas de nulle part. Mais l’héroïsme révolutionnaire – laissons Charlotte Corday de côté – est en quelque sorte tamisé par l’idéologie. Aucun des grands acteurs de cette époque, à l’exception peut-être de Mirabeau, ne se voit comme un héros ; la plupart se croient les instruments, et les jouets, d’une histoire promise à une fin heureuse, et cela quel que soit leur destin personnel. Montant à l’échafaud, ils voient encore dans leur supplice la preuve que le peuple qui les met à mort est bien le nouveau souverain. Aussi la Révolution française est-elle justiciable de la nouvelle manière d’écrire l’histoire propre aux temps démocratiques dont parle Tocqueville : tandis que les historiens des siècles aristocratiques rapportent les plus grands événements aux passions, initiatives, intérêts et intrigues de leurs acteurs, ceux des époques démocratiques expliquent jusqu’aux plus petits faits par de grands intérêts et par le mouvement des masses.
Prenez l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet (1794). Dans cet écrit emblématique de la Révolution, rédigé par un proscrit qui savait sa mort imminente, la Révolution, épurée de ses péripéties tragiques, s’élève à la sublime simplicité d’un moment nécessaire de l’Histoire. Condorcet va mourir, mais la Révolution réalisera la promesse d’émancipation universelle qu’elle porte en elle. Chez tous, même chez les plus hostiles à la Révolution, s’imposait l’idée que l’événement était plus grand que ses acteurs : « Ce ne sont pas les hommes qui mènent la révolution, dira Joseph de Maistre, c’est la révolution qui emploie les hommes. »
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Napoléon, l’insaisissable
Mais Napoléon ? Ne faut-il pas, dans son cas, renoncer aux présupposés de l’« histoire démocratique » et revenir à ceux de l’histoire à la Plutarque ? On aura beau dire que le désordre révolutionnaire favorisait les ascensions fulgurantes, que la mise en cause de toutes les idées acquises ouvrait en grand le champ du possible, que la guerre civile était une chance pour les jeunes gens courageux, intelligents et sans scrupules, reste, chez Napoléon, que l’on n’atteint pas le cœur. Il y a, au plus profond de cet homme incomparable – au sens littéral du mot – quelque chose qui échappe à l’investigation. Ni Chateaubriand ni Taine n’ont pu le saisir, malgré leurs efforts. C’est Léon Bloy qui voit juste quand il écrit : « L’histoire de Napoléon est certainement la plus ignorée de toutes les histoires. Les livres qui prétendent la raconter sont innombrables. En réalité, Napoléon nous est peut-être moins connu qu’Alexandre. Plus on l’étudie, plus on découvre qu’il est l’homme à qui nul ne ressembla et c’est tout. Voici le gouffre. »
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Le merveilleux l’emporte sur l’histoire
Ce n’est pas très encourageant. Napoléon serait-il plutôt justiciable de l’attention des poètes que de celle des historiens ? On observera que, jusque vers l’époque du retour des cendres qui, en 1840, attesta de la réalité de la mort de l’Empereur, le merveilleux l’emporte sur l’histoire. Sainte-Hélène n’y est pas pour rien. Qui aurait pu imaginer fin plus extraordinaire ? Comme Prométhée enchaîné sur un rocher, le foie dévoré par un aigle. Il ne faut pas s’étonner ensuite des rumeurs qui coururent sur l’évasion de Napoléon, confirmées, du reste, par tous ces faux Napoléon qui surgissaient de partout, ni des prophètes qui annonçaient son retour imminent, ni des poules qui pondaient des œufs à son effigie. C’était bien le moins. Le principal aliment de la légende n’était pas le Code civil, mais ce que ces quinze années avaient eu d’inouï. Elles défiaient la raison. Même les plus violents détracteurs de l’homme en subissaient le prestige. Chateaubriand en personne, qui lui avait élevé un monument en croyant écrire un implacable réquisitoire, ne pouvait se consoler de la fin de l’épopée. Si la raison lui commandait de s’en réjouir, le sentiment lui faisait mesurer toute la distance qui séparait le triste présent de ce passé qui ne pouvait passer : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ? De qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme ? […] Comment nommer Louis XVIII en place de l’empereur ? Je rougis en pensant qu’il me faut nasillonner à cette heure d’une foule d’infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d’une scène dont le large soleil avait disparu. »
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Avec Thiers, Napoléon s’embourgeoise
Tout le monde n’éprouvait pas la fascination qui était, en dépit de tout, celle de Chateaubriand. À quoi bon tant de gloire, disaient certains, pour un résultat si bourgeois ? En quoi Austerlitz et la sublime tragédie de Waterloo pouvaient-elles avoir abouti au monde médiocre, aux petits intérêts et aux petites passions décrits par Stendhal ou Flaubert ? Tout ça pour ça ? L’épopée est bel et bien d’une autre nature que l’œuvre. La seconde est de son siècle, la première d’aucun. C’est, après 1850, l’émergence du positivisme historique qui va peu à peu lier l’homme et l’œuvre, mais au détriment de l’homme. Thiers fut assurément pionnier en ce domaine. Napoléon commence sous sa plume si positive, si sensée, si dépourvue de passion, à s’embourgeoiser, l’homme d’État à prendre le pas sur le conquérant et les froids calculs de la raison politique à l’emporter sur les chimères. À trop se fier à Thiers, Napoléon appartiendrait presque au monde qu’il a fondé. Son étrangeté s’altère, il prend la physionomie de son temps. Ainsi glosera-t-on sur ses côtés bourgeois, sur son amour pour sa femme et son fils, en oubliant ce qui était réellement admirable chez lui : son implacable volonté et son talent pour se faire, selon les circonstances, lion ou renard, homme ou bête.
Il s’imaginait Alexandre, il finit Auguste
Hippolyte Taine est sans doute le dernier historien à s’être efforcé – tâche aussi impossible que nécessaire – de percer le mystère de Napoléon tout en jugeant l’œuvre. Il les détestait également. L’homme ? Un ego surdimensionné qu’aucun surmoi ne limite et qui, profitant des circonstances, s’était abattu sur l’Europe pour assouvir ses rêves de domination universelle ; l’œuvre ? une version despotique de l’absolutisme monarchique qui livrait pieds et poings liés les citoyens à l’État et devait anesthésier en eux tout esprit d’indépendance et d’initiative. S’il existait un lien entre Napoléon et la France moderne, c’est bien ce que celle-ci a de plus détestable : son inaptitude à la liberté qui, préexistant à Napoléon, était sortie renforcée de son passage à la tête des affaires. Taine est meilleur juge des travers de la France contemporaine que du caractère de Napoléon. C’est peut-être Hegel, parce qu’il n’était pas étranger au merveilleux des premiers temps de la mémoire napoléonienne – n’avait-il pas vu l’« esprit du monde » passer à cheval devant ses yeux ébahis à Iéna ? –, qui a le mieux anatomisé le personnage et mis en garde tous ceux qui tenteraient de déduire l’œuvre de l’homme. Que l’Empereur ait agi en instrument d’une impérieuse nécessité, rien de plus certain aux yeux du philosophe. Ne lui incomba-t-il pas, au-delà du folklore de son régime et du tourbillon de ses conquêtes, d’accoucher le monde de l’État moderne qui couvait dans ses flancs ? Mais l’Empereur, qui était-il ? Savait-il même l’histoire qu’il lui revenait d’écrire ? Sa tête, comme l’avait dit un contemporain, était un inépuisable magasin de rêves. On le sait, c’est vers l’Orient que ses songes le conduisaient, et certainement poser les fondations de l’État moderne en Occident ne fut à ses yeux qu’un pis-aller, puisque, ayant échoué en Égypte, il lui fallut bien se contenter de cette « taupinière Europe » qu’il jugeait trop vieille, trop fatiguée et trop étriquée pour un homme tel que lui. Son œuvre ne fut en définitive que l’expression abâtardie de ses rêves infinis. Il s’imaginait Alexandre, il finit Auguste. Il y a pire comme destin, mais assurément, du bois dont il était fait, ce n’était pas exactement ce qu’il avait ambitionné.
Ne fut-il pas, en définitive, la victime de son œuvre ? À Sainte-Hélène, il évoquait le plus volontiers les commencements et la fin de son histoire, le moment où tout était possible et celui où plus rien ne l’était. Les années de gloire, les ancres jetées dans le sol français – les institutions –, les masses de granit sur lesquelles il s’était appuyé, tout cela, au fond, l’intéressait peu. Mais il n’oubliait pas ces mots glissés à son frère Joseph pendant la cérémonie du sacre, et qui valent les noces de Suse : « Ah ! si notre père nous voyait ! »
Napoléon est au-delà du bien et du mal. On peut l’admirer ou le haïr, on ne peut le juger à l’aune de la morale commune. L’histoire de Napoléon écrite par les « maîtres d’école » détestés d’Hegel est la pire de toutes. Ne s’efforce-t-elle pas de ramener le « grand homme » ou le « héros » aux dimensions de l’humanité ? L’histoire extraordinaire de Napoléon restera, à tout jamais, comme une éternelle protestation contre les sots préjugés démocratiques d’égalité et d’humanité. La synthèse de l’inhumain et du surhumain, dira un Nietzsche inspiré et vrai. Mais sans le passage de ce météore dans le ciel de l’Histoire, certainement le triomphe de la démocratie moderne eût été moins entier.