Le succès des événements organisés pour la mort de l’Empereur a prouvé que les Français sont moins complexés que leurs dirigeants politiques face à l’histoire. Malgré les assauts de la cancel culture, la passion napoléonienne a de beaux jours devant elle.
Alors que nombreux étaient ceux qui prévoyaient ou redoutaient un bicentenaire de la mort de Napoléon en demi-teinte, voire un complet ratage, l’événement a eu lieu, tout au long de l’année 2021 et dans des proportions inattendues. La simple réalité « comptable », ici limitée à la France, conduit à cette conclusion : 500 événements organisés sous le label « 2021 Année Napoléon » créé par la Fondation Napoléon et regroupant 150 partenaires ; près de 300 000 visiteurs à la grande exposition « Napoléon » de La Villette et près de 60 000 à celle du Musée de l’armée sur la mort de l’Empereur ; près de 130 000 exemplaires vendus des 70 livres parus entre janvier et décembre 2021 ; une vingtaine de numéros spéciaux de magazines qui ont quasiment tous dépassé les ventes des hors-séries habituels ; une dizaine de documentaires spécialement réalisés et un nombre considérable de rediffusions à la télévision ; des podcasts à foison ; des réseaux sociaux en ébullition, la seule Fondation Napoléon enregistrant des hausses de fréquentation de 160 % sur Twitter, 100 % sur Facebook, 177 % sur YouTube et environ 3 millions de pages vues sur ses sites internet au premier semestre, dont plus de la moitié en avril et en mai. On a parlé de Napoléon sur toutes les chaînes de télévision et de radio, les journées entourant le 5 mai, jour anniversaire de sa mort, en 1821, battant tous les records.
Une mobilisation spontanée, largement populaire
Comparable en volume à ce qui s’était passé en 1969 pour le bicentenaire de la naissance du grand homme, ce qui s’est passé l’an dernier diffère fondamentalement par les origines de la vague. Alors qu’il y a cinquante et un ans, c’est le gouvernement, aiguillonné par le général de Gaulle, qui s’était chargé de stimuler la création et d’organiser les cérémonies, on a cette fois assisté à un bicentenaire « par le bas », venu d’institutions nationales parfois, mais le plus souvent montant d’organisations locales, publiques ou associatives. Une sorte de mobilisation spontanée, largement populaire. Car autant qu’on puisse le savoir, le public concerné se composait de femmes et d’hommes de tous âges, de toutes catégories sociales, de toutes origines. Et ceci malgré la pandémie, ses assignations et ses jauges.
On ne saurait dire que l’État est resté en dehors du mouvement, car les grandes institutions ont toutes eu leur programme napoléonien, cependant les plus hautes instances ont eu du mal à le rejoindre. Prudente et se croyant sans doute portée par le vent woke qui souffle sur son ministère de la Culture, Roselyne Bachelot semble avoir beaucoup fait pour mettre des bâtons dans les roues de ceux qui dépendent d’elle, avant de s’abstenir de toute participation officielle aux festivités. Incertains sur la position finale de leur patron présidentiel, certains se sont soigneusement tenus cois, d’autres se hasardant à quelques sorties prudentes. La plus osée fut sans conteste celle de Geneviève Darrieussecq, qui autorisa le Musée de l’armée, dont elle a la tutelle comme ministre déléguée aux Anciens Combattants, à organiser une exposition d’art contemporain dont la « performance » la plus affreuse fut de suspendre un squelette de cheval en plastique au-dessus du tombeau des Invalides, « œuvre » due à son compatriote de Mont-de-Marsan, Pascal Convert. Mal lui en prit puisque les protestations furent nombreuses et vives, sans qu’elle recule d’ailleurs, ce qu’on saluerait presque si le symbole d’irrespect d’une nécropole nationale n’était aussi flagrant.
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Dès le départ se posa donc la question de la participation d’Emmanuel Macron à ce bicentenaire. Fallait-il qu’il célèbre, qu’il commémore, qu’il ne fasse rien ou y aille en grande pompe ? On ergota et on joua sur les mots pendant des semaines avant que Gabriel Attal révèle au détour d’une phrase que le président « interviendrait ». Et, en effet, il intervint. On ne m’enlèvera pas de l’idée que c’est la mobilisation nationale qui l’y a poussé, même si probablement se « mesurer » à un des plus grands hommes de notre histoire le démangeait, en même temps que son désir de faire oublier ses regrettables déclarations passées sur l’histoire et la culture françaises. Après de vifs débats au sein de son équipe, dont l’écho a dépassé les portes de l’Élysée, Emmanuel Macron a honoré de sa présence les deux cérémonies nationales du 5 mai.
Une part de nous
Sous la coupole de l’Institut, il a d’abord prononcé un discours ciselé sur son « prédécesseur » dont il a vanté l’œuvre, sans oublier évidemment de rappeler qu’il avait rétabli l’esclavage, fait adopter une législation inégale entre le mari et l’épouse, pas mal guerroyé et fait preuve d’excessive autorité. Mais en affirmant que Napoléon était « une part de nous », l’orateur a, si l’on ose dire, sifflé la fin de la récréation. Certains s’étaient en effet donné rendez-vous pour tenter de gâcher le bicentenaire. Passons sur la proposition de Louis-Georges Tin, reprise par des groupes indigénistes, d’expulser la dépouille de l’Empereur des Invalides, qui n’a provoqué que haussements d’épaules. Passons aussi sur les projets du maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, qui entendait retirer la statue équestre de l’Empereur de devant sa mairie et a largement été désavoué par sa population. Plus sérieusement, l’annonce du bicentenaire avait été marquée dès le début de l’année 2021 par les polémiques et les « accusations » habituelles visant le gouvernement napoléonien, avec en tête le rétablissement de l’esclavage en 1802 et le statut de l’épouse du Code civil de 1804, assaisonnés d’idées reçues sur le bilan des guerres ou la « tyrannie » du régime. Sur toutes ces questions, pour une fois, les historiens étaient sortis de leur silence et avaient avec succès expliqué (qui n’est pas justifier ou excuser) et contextualisé ces questions. Le soufflet était donc retombé et ouvrait la voie au président de la République. On ne peut que se réjouir qu’il l’ait empruntée dans son bref discours.
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Deuxième événement du 5 mai, Emmanuel Macron se rendit aux Invalides et fit déposer (sans la toucher) une gerbe sur le tombeau de l’Empereur. Il inclina même légèrement la tête avant l’interprétation de La Marseillaise – de 33° peut-être, car 34° auraient été trop et 32° pas assez. C’est ce qu’on pourrait appeler de la symbolique millimétrée. Puis Mme et M. Macron rentrèrent chez eux et on n’en parla presque plus. Le « en même temps » avait trouvé sa place en ce jour de bicentenaire non dans le discours, mais dans l’absence de faste de ces deux moments expédiés en un temps record, qui plus est sans public, Covid oblige. Le chef de l’État a dès lors fait plaisir à tout le monde : ni trop ni trop peu, avec respect des gestes barrières.
Une victoire de l’histoire sur la morale
Ne faisons pas la fine bouche : la mobilisation et l’intérêt populaires, la parole des historiens et la position d’Emmanuel Macron font que la raison l’a exceptionnellement emporté sur la cancel culture, le woke, le féminisme extrême, l’indigénisme et autres dangers qui guettent les sciences humaines. Que faire à présent de ce relatif mais fragile succès ?
Les événements du bicentenaire ont permis de confirmer plusieurs phénomènes précédemment constatés, parfois contradictoires d’ailleurs. Résumons-les en quatre points principaux.
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Le public est largement composé d’hommes – pas forcément des « mâles blancs » – de moins de 20 ans ou de plus de 40 ans. Il y a donc un « trou » chez les 20-40 ans. Il est vrai que c’est l’époque de la vie où l’on bâtit sa carrière et que, si l’on garde le contact avec ses centres d’intérêt de jeunesse, on n’y sacrifie qu’à la marge : lectures espacées ou visionnage de documentaires le plus souvent, mais quasiment pas d’engagement associatif ou de déplacements. C’est du Napoléon à domicile que l’on recherche. En revanche, le public « jeune », entre 12 et 20 ans, a tendance à augmenter, conséquence de la refonte des programmes scolaires qui, enfin, font une place à l’histoire du xixe siècle.
Autre constat, la quasi-disparition des associations à vocation nationale, remplacées par des relais locaux. Ainsi, le Souvenir napoléonien, qui revendiquait environ 4 500 membres au début des années 1980 est aujourd’hui tombé à moins de 1 000. En revanche, des associations locales sont nées et se montrent très actives, autour de personnalités qui leur donnent leur temps et leur imagination. La conséquence en est qu’une fois ces bonnes volontés épuisées, la structure risque de disparaître… tandis qu’une autre peut renaître ailleurs.
Les reconstitutions historiques en plein essor
Cela étant, les manifestations napoléoniennes ont toujours du succès, depuis les conférences jusqu’aux reconstitutions, très en vogue depuis une vingtaine d’années, et désormais prises en charge par des collectivités locales. Cette « histoire vivante » aux retombées économiques appréciables continue à se développer et plusieurs établissements universitaires, privés comme publics, ouvrent des masters pour former de jeunes historiens à la création, l’organisation et à la gestion de ce type d’événements.
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Enfin, comme dans de nombreux domaines, les réseaux sociaux et les sites internet deviennent un lieu d’expression de la passion napoléonienne mais aussi, c’est heureux, de diffusion d’une information historique vérifiée. Si le livre est loin d’être mort, si les magazines spécialisés conservent leurs lecteurs, si la télévision classique a encore un large public, cette nouvelle forme d’information et d’apprentissage ne doit pas être négligée. C’est « ensemble », dans des communautés et des groupes d’intérêt, que les gens veulent aujourd’hui apprendre et comprendre l’histoire.
Au cœur de notre identité
Reste à savoir ce qui intéresse ce public. Napoléon et son règne demeurent des produits phares des études et de l’intérêt historiques. Mais la façon de les aborder se modifie sensiblement et le bicentenaire n’a fait que confirmer ce que l’on pressentait. C’est le « sens de l’histoire » qui doit être développé aujourd’hui, sans négliger les bases chronologiques et événementielles. Prenez l’histoire militaire : celle des campagnes et des batailles laisse place à l’anthropologie qui, pour les guerres napoléoniennes, est encore dans l’enfance ; on descend maintenant au niveau du soldat, de ses sentiments, de ses peurs mais aussi de son rapport à la gloire. Même phénomène en histoire politique où les thèmes transversaux prévalent sur les grands événements : État de droit, politique de réconciliation, méritocratie, etc. L’histoire de l’art est elle aussi chamboulée : l’étude des œuvres ne suffit plus, elle doit être contextualisée et mise en perspective, presque « en politique ». Et bien sûr, les questions qui ont fait polémiques prennent une importance grandissante, même si celles de l’esclavage ou de la place de la femme n’ont jamais été négligées par les historiens, contrairement à ce qu’on laisse croire parfois. Reste toutefois à en limiter les dérives contemporaines.
Finalement, ce bicentenaire a prouvé qu’on aurait tort de compter pour rien la « passion napoléonienne » des Français. Qui plus est, le règne napoléonien concentre la plupart des grands enjeux de l’histoire politique, administrative, sociale, militaire et diplomatique de notre pays. Une œuvre colossale et multiforme accomplie en quinze ans. Ajoutons qu’il plaça des dirigeants et des peuples aux pieds de montagnes de problèmes et de questions couvrant tout le spectre des possibles (et des impossibles), notamment parce que l’ancienne légitimité n’était pas encore morte et que la nouvelle ne s’était pas encore totalement imposée. Un carrefour de deux époques, un peu comme ce que nous vivons actuellement.
Par ses échos contemporains, le règne et l’œuvre de Napoléon continueront encore longtemps à déchaîner les passions et à être au cœur de notre identité comme de nos réflexions. L’Empereur est finalement le seul personnage vivant de notre histoire.