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Orgie italienne au Louvre

« Naples à Paris : le Louvre invite le Musée de Capodimonte », jusqu’au 8 janvier 2024.


Orgie italienne au Louvre
Danaé, Titien, 1554 © Museo e Real Bosco di Capodimonte

L’exposition des chefs-d’oeuvre du musée de Capodimonte (Naples) parmi les collections de la Grande Galerie du Louvre témoigne de l’amour du corps propre à l’art européen. Que sa représentation soit religieuse ou profane, tout est bon pour en révéler sa sensualité.


Le Louvre lève le voile

Si le vêtement islamique, sous ses différentes formes couvrantes, s’impose de plus en plus dans l’espace public, c’est aussi parce qu’il s’invite régulièrement dans le débat. Les polémiques cauteleuses autour de la longueur de ces sinistres pans de tissu empaquetant femmes et jeunes filles font le jeu d’un combat linguistique, cheval de Troie d’ambitions politico-religieuses conquérantes. Réussir à polémiquer, c’est déjà imposer les mots de la controverse, quand bien même l’issue de la polémique serait défavorable aux revendications vestimentaires en question. Conséquence absurde de ces querelles de chiffonniers en lieu et place de décisions politiques verticales : un surplus d’existence –grâce aux mots qui les désignent et courent sur toutes les lèvres– pour des vêtements qui font des femmes une masse informe, socialement invisible et existentiellement nulle.

À ce triste vestiaire importé de pays qui condamnent les usages du corps et du vêtement en Occident, mais que d’inclusifs dictionnaires de langue française tels que le Larousse Collège croient bon de faire figurer dans leur sélection de noms communs au même titre que le paletot idéal d’Arthur Rimbaud, préférons d’autres mots en langue étrangère, d’autres noms de vêtements, une vision du corps plus proche de nos usages ; en somme, une invitation au dialogue plus plaisante.

Vénus, Satyre et Cupidon, Antonio Allegri, dit Le Corrège, vers 1528. Museo e Real Bosco di Capodimonte

Ces mots sont italiens et ne figurent pas dans le dictionnaire Larousse Collège : sottana, baragoni, zinale.Les vêtements qu’ils désignent : une robe légère, dont le décolleté prononcé laisse apparaître l’arrondi de la poitrine, les larges épaulettes d’une robe de satin jaune qui la recouvre et un tablier de lin blanc brodé, le tout porté par Antea, l’élégante jeune femme peinte vers 1535 par Francesco Mazzola dit Parmigianino, « le Parmesan » (1503-1540). Consciente de sa beauté par-delà les usages sociaux, Antea nous invite à l’observation minutieuse de sa tenue, de ses cheveux tressés en diadème, de son visage. Elle ne se dérobe pas à notre propre regard pris dans les détails de la peinture comme les doigts de la jeune femme dans les mailles de son collier.

Cette invitation à venir admirer Antea émane du Musée du Louvre: jusqu’au 8 janvier, les 460 mètres de la Grande Galerie accueillent sur leurs cimaises une trentaine de chefs-d’œuvre de Masaccio, Bellini, Parmesan, Titien, Caravage, Carrache, etc., du Musée Capodimonte de Naples, le temps que l’ancien palais italien se refasse une beauté. Temps que l’on prendra, de notre côté, pour aller rendre visite à Antea, Danaé, Marie, Madeleine, Atalante, Judith, Agathe, Lucrèce et bien d’autres, saisies par la peinture dans des jeux de peau et de « draperies envolées »(André Malraux) ou complices de la beauté de leurs formes, traçant ainsi les contours d’une Renaissance italienne éclatante dont nous sommes toujours les heureux héritiers.

Caïn et Abel, Leonello Spada, 1612-1614. RMN-Grand Palais (musee du Louvre) Franck Raux

La beauté du corps est sans doute le point commun à tous ces chefs-d’œuvre de la peinture italienne issus de l’impressionnante collection du musée napolitain, constituée au fil des dynasties des Farnèse, des Bourbon et des Bonaparte-Murat. Venus dialoguer avec nos Mantegna, Ghirlandaio, Léonard de Vinci, Raphaël, Caravage et Guido Reni de la Grande Galerie, ils nous parlent de chair, d’amour, de désir, de force, de peau frémissante ou comblée, de douce impudeur, de souffrance physique et d’extase érotique, d’abandon des sens et de tension des muscles, de beautés parfaites, nues, vêtues, ou nues sous leur vêtement… La Renaissance italienne, nourrie de spiritualité franciscaine, de goût pour les plaisirs du quotidien cultivés par des mentalités marchandes en plein essor, ainsi que d’un néoplatonisme réjoui de voir dans la beauté le reflet d’un absolu, a accordé au monde sensible et à la consistance des choses une place sans précédent. Le corps véritable, né avec Giotto au Trecento, mais confirmé dans son épaisseur et ses teintes charnelles par Masaccio autour de 1420(Adam et Ève chassés du Paradis) s’exhibe désormais dans des nus discrètement sensuels, marque de fabrique du Quattrocento et du Cinquecento.

La Danaé de Titien (vers 1544-1545) est, à ce titre, un prêt inestimable du Musée Capodimonte. Destinée aux appartements privés de Son Éminence Alexandre Farnèse, dont elle est une commande personnelle réalisée à partir d’un croquis d’Angela, la maîtresse du commanditaire (visiblement conciliant sur la question de l’incontinence –ecclésiastique – de la chair), l’œuvre est, comme le dit si bien Paul Veyne,« la sensualité sans voile » entrée en peinture. Si l’écrivain napolitain Erri de Luca y voit avant tout « le bout de ciel » à droite de la toile, vous y verrez peut-être davantage Danaé, étendue sur un lit de plaisir, le regard noyé dans la contemplation lascive d’un Jupiter métamorphosé en pluie (de pièces) d’or. Le creux ombré d’une aisselle, la pliure suggestive des genoux disjoints, la tendresse d’un ventre légèrement rebondi, le sourire plissé de l’aine : le corps nu de la belle a des mollesses d’oreiller, un drapé de couche nuptiale et des couleurs d’abandon. Le drap qui chevauche sa cuisse droite est d’ailleurs tout ce qu’il reste d’une pudeur évanouie dans la plénitude du toucher fantasmé : caresse du tissu, caresse de la peau, caresse du regard. On est en pleine morbidezza : la douceur des teintes sur l’onctuosité des chairs.

Le petit pan de drap blanc enroulé autour de la cuisse gourmande de Danaé nous rappelle d’ailleurs que le drapé, en peinture, révèle toujours un peu plus qu’il ne cache. Héritier de la sculpture antique, il effleure le nu et prend des airs de seconde peau à la Renaissance. Le De Pictura d’Alberti (1435) avertit les peintres : inutile de s’essayer au drapé sans maîtriser préalablement le nu, car c’est le corps qui donne sa forme à la draperie. Et c’est bien le corps sous toutes ses formes que les tuniques, voiles et robes longues mettent en évidence dans les deux collections italiennes réunies au Louvre (celle du Louvre et celle de Naples). La robe de la Sainte Marguerite de Raphaël (1518) lui colle à la peau et souligne les doux volumes de son ventre, de ses cuisses et de ses jambes. Le bleu marial de la robe de la Vierge ondule au plus près de sa poitrine de mère éplorée dans la Pietà d’Annibal Carrache (1599-1600). Le Christ du Noli me tangere de Bronzino (1560-1561) se dérobe autant au visage sensuel de Madeleine qu’aux seins et à la jambe droite de cette femme aimante qui s’avance vers lui dans des drapés suggestifs.

Tout est là, dans les prémices du « couvrez ce sein que je ne saurais voir ». Notre culture commune repose sur l’ambivalence héritée d’un christianisme latent qui fonde encore notre usage du corps et du vêtement, et dont l’accrochage du Louvre est une belle synthèse. L’érotisation du regard qui naît à la Renaissance et brouille pour longtemps, y compris dans la peinture religieuse, la frontière entre le charnel et le spirituel, le sacré et le profane, a partie liée avec ce que le christianisme a posé comme étant au cœur du mystère chrétien : la double nature du Christ, charnelle et spirituelle. Charnelle par la Passion et la Résurrection, spirituelle par la Transfiguration. La Flagellation du Caravage, la Crucifixion de Masaccio, Le Christ en jardinier de Bronzino d’un côté, et la Transfiguration de Bellini de l’autre. Et, tout près, comme Hercule à la croisée des chemins d’Annibal Carrache (1596), la Danaé de Titien.

Tout près aussi, des visiteurs passionnés de peinture italienne venus adopter la pose assez inconfortable du Christ de Bronzino pour réussir un selfie en crop-top devant le nombril du Saint Sébastien de Mantegna (1478-1480), ou une photo-souvenir en bermudas, sneakers et tee-shirt floqué devant une vénusté du xvie siècle. Vérifions, pour terminer, que le dictionnaire Larousse Collège a bien retenu « crop-top » comme mot digne de figurer dans son lexique choisi. La relève de notre culture commune n’en sera que mieux assurée.

À voir

« Naples à Paris : le Louvre invite le Musée de Capodimonte »

Musée du Louvre, jusqu’au 8 janvier 2024.

Octobre 2023 – Causeur #116

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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