Il existe plusieurs manières d’abattre un chat pour le manger. La plus sûre, pratiquée au Ghana, consiste à enfermer le chat dans un sac et à le taper avec un bâton jusqu’à la mort. La noyade dans un récipient où on attire le chat à l’aide d’une sardine présente un avantage indéniable, une bête boursouflée étant, c’est bien connu, plus facile à dépiauter. Quant aux Ivoiriens, leur méthode préférée consiste à plonger directement le sac contenant le chat vivant dans une marmite d’eau bouillante.
« La pensée de cette cruauté culinaire quotidienne fait paraître dérisoire toutes les autres considérations sur la Côte d’Ivoire. » Ainsi s’exprime V.S. Naipaul dans son dernier essai Le Masque de l’Afrique. Cette remarque est pour le moins troublante de la part du lauréat 2001 du prix Nobel de littérature, qui ambitionne dans ce livre d’examiner ce qui reste de la religion traditionnelle en Afrique. En renouant avec ses pérégrinations des années 1960 et 1970, Naipaul surprend son lecteur par un sentiment omniprésent de répugnance à l’égard d’une Afrique dite « moderne ».[access capability= »lire_inedits »]
Et aussi dérisoire que cela puisse paraître, le traitement que les Africains réservent aux animaux pèse de tout son poids pour Naipaul dans sa vision désenchantée, pour ne pas dire catastrophiste, du Continent noir. Elle n’a d’ailleurs pas eu l’heur de plaire au Sunday Times, qui a accusé violemment Naipaul d’avoir un point de vue réactionnaire.
C’est que Naipaul, contrairement à nombre de ses confrères, ne cherche pas – ou plus – à séduire. À la complaisance, il préfère l’honnêteté ou le doute. « J’avais l’impression d’être dans un endroit où une calamité s’était produite », note-il à propos de Kampala, en Ouganda. Il y avait séjourné en 1966, la population du pays ne dépassait pas 5 millions d’habitants. Quarante ans plus tard, en dépit de la guerre civile et du sida, le pays en compte environ 30 millions. Mais les routes sont devenues quasiment impraticables et les collines verdoyantes ont disparu derrière les « bâtisses chrétiennes des born again » ou des tonnes d’ordures.
Pour Naipaul, la supériorité technologique des Européens a eu et continue d’avoir une influence désastreuse sur la mentalité africaine, notamment sur le plan spirituel, la tentation d’épouser une grande religion « mondiale » étant forte car vivre uniquement dans la religion traditionnelle, dans un monde gouverné par la sorcellerie, c’est « vivre sur les nerfs, être constamment sur ses gardes ». Naipaul montre des Africains qui, même convertis au christianisme ou à l’islam, même parmi les plus émancipés et éduqués, ne peuvent renoncer à « ça », c’est-à-dire à cette religion africaine traditionnelle qui n’a pas de doctrine mais seulement des pratiques. Un universitaire gabonais résume la situation de manière plutôt poétique : « Les nouvelles religions, l’islam et le christianisme, sont juste à la surface. À l’intérieur de nous, il y a la forêt. »
Dans le même temps, Naipaul démontre à quel point le christianisme, l’islam ou l’évangélisme, avec ses « églises rock’n’roll » ont peur des religions traditionnelles africaines. Image à l’appui : cette surréaliste purification des sanctuaires naturels dans le district de Mukono, en Ouganda, que l’Église catholique locale n’a pas hésité à réclamer pour débarrasser les lieux de ses anciens esprits !
Le combat pour l’âme africaine est en cours. Et V.S. Naipaul, dans Le Masque de l’Afrique, le saisit dans toute sa complexité, sans avoir peur de déplaire.[/access]
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