Dans À la recherche du temps perdu, Swann tombe amoureux d’Odette de Crécy qui, pourtant, n’est « même pas son genre ». L’esthète, le dandy va souffrir un véritable martyre à cause d’une demi-mondaine plutôt vulgaire qui le trompe et le force à supporter la compagnie d’idiots. Swann ne trouvera de consolation paradoxale qu’en l’épousant et, quand il mourra, Odette le remplacera par Forcheville, parachevant ainsi une éclatante réussite mondaine.
Aujourd’hui, Odette ne choisit plus les salons pour assurer son ascension sociale et finir fabuleusement riche en portant un grand nom. Le territoire de la cocotte moderne est la télé-réalité, et sa dernière incarnation s’appelle Nabilla. La starlette a imposé la présence éminemment sexuelle de son corps hyperbolique de bimbo refaite à des millions de spectateurs mâles, avec parmi eux un bon nombre de Swann potentiels. Ils l’ont trouvée attirante sans savoir pourquoi, persuadés d’être à mille lieues de ce « genre-là ». Nabilla a également imposé un langage qui trahit une bêtise évidente, peut-être surjouée, mais qui fascine par sa profondeur même avec le désormais célèbre « Allo, non mais allo, quoi ! ».[access capability= »lire_inedits »]
Odette de Crécy ne procède pas autrement avec ses amants, et notamment Swann. Elle les attire d’abord par une manière d’animalité entêtante comme un parfum : « Elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. » Comme Nabilla, Odette affecte aussi de trouver ce qu’elle dit d’une folle originalité tout en usant d’expressions idiotes et elle parsème (déjà !) ses propos d’anglicismes car cela fait chic et moderne.
On sait depuis Baudelaire qu’« aimer une femme intelligente est un plaisir de pédéraste ». Swann, au début de ses amours avec Odette, continue d’ailleurs encore à coucher avec des prostituées ou de petites ouvrières, qu’il estime inférieures. Odette de Crécy et Nabilla, elles, comprennent d’instinct que, pour séduire les derniers hétérosexuels en circulation, il faut d’abord paraître stupide. Les hommes qu’elles auront envoûtés, furieux de leur propre déchéance, se mentiront en idéalisant la pulsion honteuse qui les a poussés vers elles. Ainsi Swann voit-il en Odette un Botticelli, tandis que notre époque a fait de Nabilla un phénomène de société.
Il n’empêche, cet obscur objet du désir reste, dans les deux cas, toujours aussi mystérieux.[/access]
*Photo: Capture d’écran Les Anges de la téléréalité 4.
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