« Pauvres écrivains : c’est une race qui tend à disparaître. Pour écrire, on écrira toujours, mais l’écrivain, l’homme dont l’écriture est l’unique vocation et qui en tire un magistère, une gloire où plusieurs générations se regardent, c’est une évidence que ce type-là n’a plus sa place dans la société d’aujourd’hui. »
Philippe de Saint Robert[1. Ecrire n’est pas jouer, Hermann littérature, 2009.] aurait sans doute révisé son jugement s’il s’était rendu à l’espace Victoria jeudi dernier pour la grande soirée qu’y organisait Marc-Edouard Nabe. Zannini y conviait ses lecteurs à fêter les trois mille exemplaires vendus de L’homme qui arrêta d’écrire, cette belle chronique du Paris déréalisé.
Etaient donc réunies quelques centaines de personnes unies par la même admiration envers le maître à la prose piquante, dont l’égo surdimensionné n’a d’égal que le génie du style. N’en déplaise à Saint Robert, il se trouve encore des écrivains – mais qui en dehors de Nabe ?- capables d’attirer des foules de lecteurs enivrés à l’évocation du seul nom de leur idole, quitte à ce que l’admiration confine à l’hystérie collective.
Pour le plus grand bonheur de Nabe, la fête tourna au triomphe romain. Juché sur une estrade, le Guide Suprême de la Révolution Littéraire haranguait la foule de ses fatwas contre les éditeurs, libraires et autres plumitifs envieux. Ses imprécations enflammées à l’encontre des bien-pensants de la République des Lettres sonnaient juste dans l’univers du tout-culturel, qui est aussi celui de la négation de l’art. La masse de bassidji tout acquis au génie impétueux du Moïse de l’auto-édition ayant vaincu les Égyptiens des lettres applaudissait à pleines mains celui qui a fendu en deux la mer de l’édition française pour que la colonne des vrais lecteurs puisse la traverser à sec[2. La vidéo de son intervention].
Ils étaient venus, ils étaient tous là, ces lecteurs contestant par centaines le verdict des éditeurs : Non, Nabe n’est pas mort ! Même pendant ses années de disette littéraire, le cadavre bougeait encore, écrivant ici ou là des tracts venimeux, entamant laborieusement la rédaction de L’homme qui arrêta d’écrire. Enterrer vivant cet empêcheur-de-censurer-en-rond, c’était compter sans l’héritage du Professeur Choron, chantre de l’humour bête et méchant qui aimait humidifier ses couilles dans des flûtes à champagne, le tout devant un Mitterrand éberlué ! Nabe est de cette veine, celle des écrivains montrant leur cul de papier à qui de droit, sublimant leurs secrets d’alcôve par la plume lorsque certains directeurs de collection croient décrocher le jackpot en découvrant leurs hétaïres littéraires sur la couverture de leurs non-livres.
Assez ! C’est ce que semblaient dire la foule des fêtards réunis dans ce salon de réception transformé le temps d’un soir en une formidable cour des miracles. L’assemblée des inconditionnels de Nabe était pour le moins bigarrée : bobos mal léchés sur le chemin du Baron, journaleux envieux du succès de L’homme, et quelques ovnis de la blogosphère composaient ce paysage aussi beau qu’un bordel de campagne. On se serait cru dans un film de Joël Seria, les filles déshabillées en moins ! Il faut dire que la crypte avait des allures de backroom désertée par ses locataires habituels au profit du seul Nabe, dédicaçant ses œuvres en inhalant des odeurs de stupre imaginaires.
Nabe aura vécu, aimé, mangé et bu par et pour la littérature. Jamais travaillé ni fait d’études. Il se sera fabriqué une place de choix en marge de la société, tel Suarès qu’il admire tant.
En tentant d’épuiser ce lieu parisien, il montra à tout le Landernau qu’il avait eu raison d’arrêter d’arrêter d’écrire. Que finalement, ce sont les gentlemen des lettres qui n’ont plus leur place dans la littérature.
Retourner les lettres contre la société, écrire, c’est-à-dire vivre: en ces temps de charogne, peut-être la seule forme de résistance qu’il nous reste…
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