Si la réalité dépasse parfois la fiction, c’est que la fiction précède souvent la réalité. La littérature prévoit l’avenir. La preuve avec les ressources inhumaines de France Télécom.
« J’ai perdu ma force et ma vie / Et mes amis et ma gaieté / J’ai perdu jusqu’à la fierté / Qui faisait croire à mon génie ». Alfred de Musset dans Tristesse exprimait dans ces quelques vers un épuisement généralisé, une fatigue extrême dont on a trouvé récemment un écho dans les témoignages des salariés de France Télécom. Dans ce procès, qui s’est ouvert début mai, on assiste à la mise en cause des méthodes de management lors de la restructuration entamée en 2006 qui prévoyait 22000 suppressions d’emploi. En 2008-2009, la mise en œuvre de cette restructuration a coïncidé avec des dizaines de suicides. Prenons par exemple le témoignage de Francis Le Bras, un ingénieur qui s’est porté partie civile. Il correspond de manière troublante à ce sentiment de dépossession évoqué par Musset : « Embauché en 1989 par Intelmatique, une filiale de France-Télécom qui développait le Minitel, j’ai adapté cet outil pour les entreprises. Je leur ai fait gagner des centaines de millions d’euros ». Voilà pour la « fierté » et le « génie ». Quand arrivent la placardisation et l’isolement, le harcèlement incessant, Francis Le Bras déclare : « J’ai peu à peu perdu le sommeil et j’ai commencé à boire de l’alcool pour m’endormir. J’ai aussi énormément grossi en l’espace de quelques mois ». Et voilà pour la perte de la « force », de la « vie » et de la « gaieté ».
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Les symptômes de ce qu’on appelle aujourd’hui le « burn-out » ou le « bore-out » (l’inactivité forcée sur le lieu de travail), qui sont les conséquences fréquemment évoquées d’une certaine brutalisation des méthodes de management, ne datent pas d’hier. La tristesse de Musset ou le spleen baudelairien, fruits d’une fatigue de vivre dans une société détestée, se retrouvent dès le XVIIème siècle, chez ceux qui s’éloignent ou sont éloignés de la plus grande entreprise de l’époque : la Cour de Louis XIV. Ainsi en va-t-il de l’ancien frondeur La Rochefoucauld qui se décrit ainsi dans ses Mémoires : « Pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que depuis trois ou quatre ans à peine m’a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J’aurais pourtant, ce me semble, une mélancolie assez supportable et assez douce, si je n’en avais point d’autre que celle qui me vient de mon tempérament ». La distinction de deux mélancolies, ici, ne manque pas d’intérêt à la lumière du procès de France Télécom. Elle relativise l’idée que seuls seraient passés à l’acte des salariés déjà fragiles psychologiquement. Si l’on peut s’accommoder de ses déprimes personnelles, ce n’est plus le cas quand on est confronté à ce que Sylvie Topaloff, avocate des salariés dans ce procès, n’a pas hésité pas à appeler, dans Actualités du droit : « une gouvernance par la terreur ».