Tout au long de son périple au Japon, notre chroniqueur a gardé avec lui un bout de France — et quel bout ! Le XIXe siècle à travers les âges, du regretté Philippe Muray. Ou comment le « siècle bourgeois » fut en fait celui du socialoccultisme, pour reprendre le mot-valise de l’auteur : un mélange de magie, avec résurrection des morts et au-delà portatif, et de socialisme doux — l’un et l’autre faisant toujours des ravages parmi nous.
L’année dernière, voyageant déjà au Japon, j’avais emporté avec moi, pour ne pas oublier la langue française, le Journal de Paul Léautaud — ou du moins son Journal littéraire, soit 1312 pages dans l’édition Folio. Cette année, ce fut Le XIXe siècle à travers les âges, publié une première fois en 1984 chez Denoël, repris dans la collection Tel par Gallimard en 1999, et opportunément réédité il y a un mois aux Belles Lettres en un fort volume de 650 pages.
Feu d’artifice
Et quand j’en avais le loisir — et le décalage horaire vous en offre pas mal, à des moments indus —, je me suis plongé dans ce feu d’artifice d’intelligence et de culture.
Et quand je dis culture, je parle non seulement des auteurs les plus célèbres, mais d’une foule de romanciers et d’essayistes du second rayon cités avec une rare pertinence par un homme qui, à l’époque de la rédaction de cette somme, enseignait la littérature française à Stanford, en Californie. Le manuscrit séduisit Philippe Sollers (dont les romans m’ont toujours laissé froid, mais qui avait un œil critique particulièrement exercé), qui le publia immédiatement.
Il fallait un certain sens de la provocation pour écrire cet essai, à contre-courant des délires d’enthousiasme de mitterrandisme triomphant, qui avait drainé le 10 mai 1981 des dizaines de milliers d’enthousiastes et d’imbéciles à la Bastille. C’était la première éclosion de ce que Muray appellera plus tard l’Homo Festivus, adepte de la fête de la musique ou de Paris-plage. Lire absolument L’empire du bien (Les Belles Lettres, 1991). Ou ses entretiens avec Elisabeth Lévy.
Muray n’est pas méchant : il est incisif. Il plante le couteau dans la plaie, et il désosse. Il met à nu les névroses, les enthousiasmes factices, les modes éphémères qui n’en finissent pas. Il écrit avec une verve malicieuse, avec une alternance de longues phrases délicieuses et de sentences brèves, averbales, d’une ironie cinglante. Un immense plaisir de lecture.
Quelle est la thèse avancée par l’auteur ? Écoutez bien : le XIXe siècle a imposé une vision magique sur la vie — l’enfant est bon, le progrès est perpétuel. Sa combinaison avec les théories socialisantes qui émergent alors nous impose, encore aujourd’hui, de croire à des lubies sidérantes. Les enseignants en arrivent à se persuader, par exemple, que Zola aimait les Juifs, alors qu’il participait au même antisémitisme satisfait que toute son époque (lisez donc L’Argent). En ce sens, les « étudiants » (rappelez-vous, en regardant les énergumènes de Sciences-Po, que les talibans aussi sont des « étudiants ») qui hurlent leur soutien aux assassins avec un bel enthousiasme, sont ancrés dans ce XIXe siècle qui n’en finit pas.
Le règne du Bien
Car sachez-le : le XIXe siècle a débuté le 7 avril 1786 par le transfert des cadavres décomposés du Cimetière des Innocents dans les Catacombes qui font aujourd’hui l’admiration frissonnante de vos cousins de province montés à Paris, et il n’est toujours pas fini. Toujours les mêmes socialos bêlants, toujours les mêmes « modernes » (et même « postmodernes ») fustigeant les « classiques » et le bon sens, toujours la même croyance en la jeunesse, applaudissant aux « prouesses picturales des enfants » qui valent bien les gribouillis de Picasso, n’est-ce pas madame Michu, et à l’homme déconstruit et régénéré par des « nouvelles pratiques » qui le réconcilieront bientôt avec la planète Terre. Ou les étoiles, à l’avenir.
Vous pensiez que le XIXe était le règne de la Raison, appliquée aux Sciences. Non, ça, c’était le XVIIIe. Le XIXe élimine certes le catholicisme, mais s’il bouffe du curé, c’est pour étendre un voile religieux sur ses propres croyances : le scientisme et le positivisme sont des religions. Dieu même surnage dans ce fatras idéologique, même si Diderot et D’Alembert en amont et Nietzsche en aval avaient prévenu : Gott ist tod. Les nouveaux prophètes s’appellent désormais Auguste Comte, Victor Cousin et Ernest Renan.
Et Hugo, bien sûr. L’homme qui, avec Michelet, invente le « peuple » parce que le prolétariat lui fait peur — comme il fait peur à la « socialiste » George Sand. Hugo à Jersey et Guernesey, fait tourner les tables et communique avec Shakespeare et Homère (c’est la Résurrection remise au goût du jour), et son œuvre se boucle sur La Fin de Satan : il était temps que le Mal déménage, le XIXe est le règne du Bien.
Et nous en sommes toujours là. La liquidation de la dixneuviémité n’est pas en vue. Figée, métastasée, ou bien volatile et d’autant plus insaisissable que proliférante, elle est le perpétuel présent de notre univers parallèle. Ses grands prêtres sont l’historien, chargé justement de réécrire l’Histoire, et le sociologue — le mot est inventé par Comte, popularisé par Durkheim, et désormais par une bande de pseudo-philosophes de l’instant, prêchant l’acculturation au nom du respect des minorités sans culture.
En face, peu d’esprits lucides. Balzac, bien sûr, qui dissèque au scalpel une société déjà pourrie. Flaubert, of course, qui à travers l’autopsie de Madame Bovary met à plat les rêves balisés et l’érotisme à cent balles de la bourgeoisie — à comparer avec les grands libertins du XVIIIe, à commencer par Sade. Et Baudelaire enfin, juste avant Rimbaud, tous deux refusant en bloc (l’un s’enfuit en Belgique, l’autre en Abyssinie) la médiocrité des temps modernes. Pas un hasard si Marx adore l’auteur de la Comédie humaine — il est l’un des rares à avoir compris que ce royaliste conservateur met en pièces la France de son temps, parce qu’il en a flairé la pourriture.
Ainsi méditais-je, en passant d’Okinawa à Fukuoka puis à Tokyo. Akihabara, le quartier des geeks de la capitale japonaise, avec ses poupées vivantes vous invitant, tous les deux mètres à entrer dans des magasins futuristes, aurait ravi Muray : c’est le terrain de chasse d’Homo Festivus, consommateurs de monstres en plastique (à des prix délirants, montant jusqu’à 300 000 yens, soit 1800 euros) et de princesses de mangas aux yeux surdilatés.
Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges, Les Belles Lettres, mars 2024, 650 p.