29 mai 1994. Dans l’après-midi, je joue mon rôle d’emmerdeur de proximité en gueulant parce qu’une dizaine de jeunes cons, à deux pas de ma fenêtre ouverte, sur la terrasse immédiatement voisine de notre immeuble, organisent une petite fiesta sonorisée. Comme chaque fois que des jeunes sont quelque part, le vacarme le plus immonde les accompagne. Rock. Percussions. Musique : signe de leur rassemblement, de leur être-ensemble. Symptôme de leur impossibilité de se rencontrer réellement (« la vie quotidienne soumise au spectacle », écrit Debord, il faut la « comprendre comme une organisation systématique de la ‘défaillance de la faculté de rencontre’, et comme son remplacement par un fait hallucinatoire social : la fausse conscience de la rencontre, l’illusion de la rencontre’ »). Donc : Boûmm-Boûmm ! […] Je m’éjecte de mon bureau, me penche à la fenêtre, leur demande de baisser cette saloperie. Un peu surpris, ils obtempèrent. Seulement voilà : sans musique, est-ce qu’ils existent encore ? Est-ce que leur vide est peuplé ? Non. Ils finissent donc très vite par s’en aller.
J’ai commis un grave affront. J’ai refusé de reconnaître la dignité éminente des jeunes exprimée par l’enveloppe de musique qu’ils mettent autour d’eux comme signe chatoyant de leur existence indécidable. Comme je bafoue chaque jour, en fumant, la dignité ou l’héroïsme des non-fumeurs (d’où leur sauvagerie). La plupart des êtres sont d’autant plus ardents (militants) que la pleine et entière reconnaissance est devenue inaccessible à chacun dans une société où tout le monde veut être reconnu (respecté, fêté, approuvé, aimé, désiré). Cette lutte pour la reconnaissance de tous contre tous est le seul moyen, pour les vivants d’à présent, de croire encore au monde, de le prendre au sérieux, d’en attendre quelque chose. [access capability= »lire_inedits »]Elle sera donc de plus en plus féroce au fur et à mesure que le monde deviendra de plus en plus visiblement incrédible et ridicule.
30 mai 1994. Rien n’illustre mieux ce que je viens de dire sur la recherche universelle d’éminente dignité que cette émission, ce soir, de « Santé à la Une », génialement intitulée : La télé peut-elle être une thérapie ? À des quidams venus naguère raconter leurs « problèmes » à la télé, on pose une question et une seule : ce passage sur les écrans a-t-il modifié votre vie ? Tous répondent : Et comment ! ET COMMENT ! D’incurables fillasses revêches et frigides sont devenues des nanas très acceptables. Des empotés du cul ont trouvé l’orgasme. Les alcooliques ne boivent plus, les fumeurs ne fument plus. Les aveugles voient. Les morts ressuscitent. Les paralysés jettent leurs béquilles et gambadent. La cause est entendue, et le pouvoir surnaturel de la télé n’a même pas besoin d’être prouvé : c’est elle, et elle seule, qui matérialise les gens, qui les fait être, c’est-à-dire apparaître. Comment la reconnaissance de l’humanité ne lui serait-elle pas acquise à jamais ? Elle seule, aujourd’hui, est capable de transformer des ombres en quelqu’un. Je dirais plus : elle seule est capable de branler les derniers hommes et d’en faire jaillir le jus.
Voilà. Je viens de relire le Prologue de Zarathoustra et mon cerveau flambe. Je vois le dernier homme partout. Je le sens. C’est lui qui est là, autour de moi, et sans doute aussi en moi. Lui qui saute en parachute multicolore pour commémorer le débarquement de Normandie en 44. Lui qui achète la reproduction du « cricket » d’acier et laiton dont se servaient les soldats américains pour se repérer dans la nuit, et qui fait clic-clac, cinquante ans après, comme un con. Lui qui, dans les séquences imbéciles mais très appréciées des « Guignols de l’info », fait du pape (qui a le tort de ne pas donner sa bénédiction aux capotes et de désapprouver l’avortement) une sorte de barbare médiéval égaré en plein siècle des Lumières et à renvoyer d’urgence dans ses âges obscurs.
Jadis, en effet, tout le monde était fou…
Le dernier homme a gagné. Mais il y a bien, me dis-je, 1% de la population mondiale qui n’est pas le dernier homme. Qui a horreur du dernier homme. […] Combien sommes-nous sur la terre ? Trois milliards ? Quatre ? 1%, ça fait quand même trente ou quarante millions d’humains. Le plus énorme groupe de pression du monde ! Pourquoi ne pas le rassembler, dans un grand parti international de l’irréconciliation absolue ?[/access]
*Photo : Daniel dans la fosse aux lions. Pierre Paul Rubens 1615
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