Une voix vient de l’autre rive. Lorsque Pierre de Beauvillé m’a proposé un entretien inédit avec Philippe Muray, ce titre d’un ouvrage d’Alain Finkielkraut m’a traversé l’esprit, comme pour faire le lien entre mes deux amis – l’un qui nous a fait la très mauvaise blague de mourir en 2006 et l’autre, bien vivant, comme en témoigne son acharnement à se colleter avec la complexité des affaires humaines. Encore que le triomphe paradoxal de Muray, dont les textes dits par Fabrice Luchini attirent des foules au théâtre de l’Atelier, le prouve : vivant, il l’est autant que Balzac ou Saint-Simon (le duc, pas le comte) et bien plus que nombre des pantins animés qui, sous l’appellation mensongère d’êtres humains, peuplent nos villes[1. Je sais, j’exagère. Encore un signe de la désastreuse influence de Philippe.]
. De plus, si ce Muray-là n’était pas très catholique, il était chrétien. Quand j’ai dit à Basile de Koch que Philippe aurait été heureux de lire son article, il m’a fait cette belle réponse : « pourquoi, aurait ? ».
Ce succès est une source d’espoir et non d’affliction, n’en déplaise à ceux qui adorent jouer à la minorité persécutée parce qu’ils en tirent la certitude de leur propre supériorité. Nous ne sommes pas, loin s’en faut, immunisés contre la tentation sectaire. Nous aimons détester autant qu’aimer, moquer autant qu’admirer et contester bien plus qu’approuver. Sans les saccages dont nous prétendons, à la suite de Philippe et sans son talent, établir la chronique et disséquer les ridicules, nous serions peut-être écrasés par un sentiment d’inutilité. Mieux vaut la colère que l’ennui. N’ayons pas peur, chers amis: nous ne verrons pas demain un bar gay du Marais adopter comme enseigne « L’HOMO Festivus » (ou alors, au premier degré), ainsi que l’imagine drolatiquement Bruno Maillé en nous projetant dans un monde où les idées de Muray auraient perdu en gagnant. Et nous ne le verrons pas non plus faire son entrée dans les programmes scolaires – ce que, pour ma part, je déplore.
[access capability= »lire_inedits »]Mais alors, pourquoi lui, pourquoi nous ? Y a-t-il un fil rouge qui relie les causeurs, auteurs et lecteurs, Alain Finkielkraut, Philippe Muray et bien d’autres ? À cette question compliquée, des esprits simples ont depuis longtemps apporté une réponse simple en forgeant la piteuse catégorie de « nouveaux réactionnaires »[2. Qu’il nous arrive d’utiliser, à tort sans doute mais dans le souci d’être compris, y compris de nos détracteurs.]. Muray nous y invite : ne perdons pas de temps avec les étiquettes idiotes. Arrachons-les et parlons de ce que nous partageons, en dehors de nos adversaires. Entre autres, notre dette envers Muray. Aussi nous accuse-t-on souvent de verser dans l’idolâtrie. Nous le citons beaucoup, trop sans doute – il m’en faisait souvent le reproche. La difficulté de l’élève à s’affranchir du maître me semble un péché plus véniel que le reniement ou le pillage. Si nous utilisons sans modération la boîte à outils conceptuelle qu’il nous a laissée, ce n’est pas seulement par paresse mais parce que nous sommes infichus d’inventer en temps réel le langage, c’est-à-dire les idées, capables de faire cracher le morceau à la réalité nouvelle.
Qu’on se rassure. Tous ses amis ont eu avec lui d’homériques engueulades, voire de longues brouilles dans lesquelles il savait, plus souvent qu’à son tour, se montrer injuste, de mauvaise foi ou carrément exaspérant : ce n’est pas pour communier aujourd’hui dans l’unanimisme. Muray nous divise autant qu’il nous rassemble, il nous rassemble en nous divisant. Sauf sur un point, son incomparable drôlerie, si rare en littérature et, à vrai dire, presque totalement absente de celle d’aujourd’hui. C’est que l’humour, chez lui, n’était pas un artifice ou une technique, mais le cœur du réacteur. « L’élégant foutage de gueule » qui, selon Basile de Koch, est sa marque de fabrique, ne relève pas de la seule forme. « Mon rire est une pensée », déclare-t-il dans l’entretien que nous publions. Son rire nous fait rire parce qu’il nous fait penser. Il est vrai que, sur ce coup-là, il n’a pas fait rire Alain Finkielkraut, l’un de ses plus anciens lecteurs, qui estime que, dans ce texte, « Muray est à son pire ». Ses reproches auraient sans doute mis Philippe en rage (pourquoi, auraient ?). Au moins, comme l’a écrit Marc Cohen, cette discorde entre amis énervera-t-elle tous ceux qui aimeraient « voir une seule tête dans le "camp du Réel" »[3. Formule oxymorique dès lors que le Réel ne saurait avoir de « camp » sans être frappé d’irréalité, et qui a en outre l’inconvénient de flatter notre coupable penchant à ne voir la bien-pensance que chez les autres ; mais nous avons bien le droit, de temps en temps, à la mauvaise foi.]. Ma première idée était d’ailleurs de donner comme titre à la réplique d’Alain Finkielkraut « Antimoderne contre antimoderne », même si ce sont ici deux modernes, au sens exact du terme, qui s’affrontent. Un bon mot vaut bien que l’on prenne quelques libertés avec la précision historique. Au demeurant, Muray lui-même, quand il pourfendait le « moderne », ne visait pas la modernité mais sa postérité génétiquement modifiée.
Il en a rêvé ou plutôt cauchemardé. « Homo festivus » l’a fait
En tout cas, ils ne sont pas d’accord. Nous ne sommes pas d’accord. Je trouve personnellement qu’Alain (dont la réplique sera publiée en ligne dans les prochains jours) y va fort, même si certaines de ses critiques font mouche. Non, Muray n’est pas à son pire. Pour autant, il n’est pas à son meilleur. Ses aficionados ne trouveront pas là d’avancée conceptuelle mais, tout de même, des formulations inédites, des rapprochements nouveaux − la conversation, écrite ou orale, avec des inconnus ou des proches, sans oublier celle qu’il eut, trente ans durant, avec son épouse Anne Sefrioui, a toujours été pour lui un champ de manœuvres où il fourbissait ses concepts et aiguisait ses flèches afin qu’elles percent l’ennemi en plein cœur. Pour les autres, ce texte constitue une excellente introduction à cette œuvre singulière, une sorte de « Petit Muray pour débutants ».
Pour moi, l’essentiel est ailleurs. En le lisant, j’entends sa voix. Et qu’il y ait ou non une autre rive, cette voix continue à me défier, à me sommer d’être plus libre, à me mettre en danger et, parfois, à m’enrager. Mais même quand il se trompe, Muray nous apprend quelque chose de la vérité du monde.
Nous ne sommes pas murayiens, ni murayistes, ni muraylâtres, c’est la réalité qui est murayienne. C’est là que réside le génie de Muray – je pèse mes mots comme vous le voyez. Il en a rêvé, ou plutôt cauchemardé, Homo festivus l’a fait. Chaque jour, la bêtise de l’époque qui, sous sa plume, nous paraissait relever de l’exagération pédagogique, se déploie sous nos yeux, comme lors de la dernière Love Parade évoquée par Florentin Piffard. En somme, la réalité passe à l’acte et s’il nous arrive d’avoir des yeux pour la voir et des mots pour la dire, c’est en partie à lui que nous le devons. Seulement, contrairement à lui, qui avait toujours un coup d’avance, nous sommes souvent à la traîne. Voilà pourquoi Muray nous manque.
Certains jours, la tristesse de l’avoir perdu l’emporte sur l’émerveillement de l’avoir connu. Je suis alors tentée d’ajouter : et voilà pourquoi notre vie est muette. [/access]
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