Trente ans après la chute du mur de Berlin, notre envoyé spécial retrouve Ilmenau. Cette petite ville sise en Thuringe, dans l’ex-RDA, n’a pas pansé toutes les plaies de la réunification. Inégalités sociales et débat sur l’immigration alimentent les votes post-communiste et nationaliste. Reportage.
C’était un État, pas vraiment un pays. Un produit de la guerre froide et du désastre nazi. C’était la RDA, la République démocratique allemande. Ses athlètes portaient la couleur des bleus de chauffe. Immanquablement médaillés d’or, ils plaçaient haut le mérite ouvrier. En 1983, six ans avant qu’il ne s’écroule, au point culminant de la crise des missiles en Europe, le mur de Berlin était encore debout et droit, comme indestructible, attirant tel un petit danger des Oui-Oui de la classe moyenne occidentale.
En juillet de cette année-là, c’est au-delà du mur que je me rendis avec des copains de mon Jura suisse. Nous avions entendu parler d’un séjour linguistique moins cher que les offres en vigueur en Allemagne fédérale. Partis de Bâle, nous changeâmes de train à Francfort aux alentours de minuit. Ensuite, il n’était plus possible de descendre avant le franchissement du rideau de fer – et non pas du mur – à Gerstungen, premier contact et premier arrêt à l’Est.
Nous étions chez les « rouges » et ils parlaient allemand. Des Grepo, fonctionnaires en uniformes de la police des frontières, dont la coupe impeccable évoquait la tenue des soldats de la Wehrmacht, ouvraient la porte du compartiment, nous dévisageaient longuement. Papiers vérifiés – tout avait été formalisé en amont du trajet –, ils apposèrent avec un grand couic métallique le visa d’entrée en « DDR ».
Étudiants palestiniens en treillis militaire
De nuit, nous n’avions pas vu grand-chose de la mythique frontière érigée à partir de 1952 avec ses rangées de barbelés et naturellement rien de ses mines. Avant midi, nous avions atteint Ilmenau, une petite ville industrielle enfouie dans les forêts de Thuringe, très loin au sud-ouest de Berlin. Venu en voisin de Weimar, en remontant la rivière Ilm en direction de sa source, le grand Goethe s’amouracha de ce lieu, s’assurant d’une reconnaissance éternelle.
Sur place, nous étions hébergés par la structure invitante, la Technische Hochschule. Durant l’année, cette haute école technique accueillait, en plus d’étudiants est-allemands, des matheux en provenance de « pays frères » et non alignés, africains, asiatiques, moyen-orientaux. Des Palestiniens en pantalon de treillis militaire marchaient le matin au pas de gymnastique sur une allée du campus. Nous avions passé là trois semaines d’été sous le patronage omniprésent de Karl Marx : la RDA célébrait le centenaire de la mort de son saint patron.
Le séjour alternait entre cours d’allemand et excursions, à Weimar, Leipzig, Dresde, ainsi qu’au camp de concentration de Buchenwald. Nos guides insistaient sur le fascisme, moins ethnique, moins culpabilisant que le nazisme, comme si, de deux poids bien réels, le passé hitlérien et le présent communiste, l’un était de trop. Voir la RDA à 18 ans, c’était un peu plombant, mais ça valait le coup.
Deux mille milliards d’euros
Trente-six ans après, derniers jours de septembre, à quelque deux mois du 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin (le 9 novembre 1989). La 4G fonctionne à merveille, les barbelés et les mines ont fait place à la nature. L’ICE, le train blanc à grande vitesse allemand, fonce en direction d’Erfurt, chef-lieu de la Thuringe. Il y a aujourd’hui moins de contraste entre les deux côtés de l’ancienne ligne de démarcation interallemande qu’entre la Suisse prospère et la France en difficulté. Qu’en sera-t-il à Ilmenau ?
Depuis Erfurt, la ligne de chemin de fer qui y mène est toujours à voie unique et toujours pas électrifiée. Les paysages sont beaux : champs labourés avant l’hiver, villages tuilés de rouge, douces parties forestières. Le matériel neuf de la Deutsche Bahn a remplacé les vieux wagons floqués du sigle « DR », pour Deutsche Reichsbahn, la compagnie est-allemande créée en 1949 – qui porte le même nom que celle de la République de Weimar puis du Troisième Reich.
Terminus du train. Est-ce possible ? Là, au pied des monts pentus de Thuringe, tout m’apparaît net et coloré, quand en 1983 tout était terne et poussiéreux. Ilmenau, 25 000 habitants, a été rhabillée de neuf : la gare, la mairie, l’église protestante, les maisons et les rues, dont beaucoup sont piétonnes et élégamment dallées. Désormais, une autoroute de pays riche relie la ville à la normalité allemande. Une passerelle Nelson-Mandela la met au diapason de l’antiracisme planétaire. Des concessionnaires BMW et Audi, un Lidl et un MacDo complètent la mise à jour. 2 000 milliards d’euros ont été investis dans la réunification des deux Allemagnes. Pas un pfennig, pas un centime n’ont été perdus dans l’aventure après quarante et un ans de séparation forcée.
L’AfD en force
Si Ilmenau frôle le plein emploi, et l’on se dit qu’on rêve, le taux de chômage caracola à 17 % pendant quinze ans après la Wende, le changement de régime consécutif à la réunification, en 1990. La production de la porcelaine et du verre, assurée par des combinats sous la RDA, a disparu. 5 000 emplois sont passés à la trappe. Ils sont progressivement réapparus avec la création de dizaines de PME. Dans l’intervalle, la casse sociale a été massive. Elle a laissé des traces. Des « nouveaux Länder », dénomination plus légère que celle d’ex-RDA, la Thuringe, 2 millions d’âmes, a les plus bas salaires, de 19 % inférieurs à la moyenne nationale. Les prix sont en rapport avec les revenus moins fournis qu’ailleurs. Un café place assise vaut 1,60 euro.
En mai, à Ilmenau, le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) est entré pour la première fois au conseil municipal, récoltant six sièges d’un coup et devenant la deuxième force derrière la rombière CDU, en constant recul depuis la réunification. Dimanche 27 octobre, le scénario s’est comme répété lors des élections régionales en Thuringe. L’AfD a enregistré un gain spectaculaire en doublant ses voix, seulement battue par Die Linke, l’héritier de l’ex-parti communiste d’Allemagne de l’Est, le SED dissous en décembre 1989, leader de la majorité rouge-verte sortante. La CDU, jusqu’alors premier parti du Land, chute dramatiquement, perdant ce qu’engrange le parti nationaliste.
L’attentat commis par un néonazi, visant notamment une synagogue, le 9 octobre à Halle, en Saxe-Anhalt, n’aura donc pas été préjudiciable à ce dernier. En 2017, son chef en Thuringe, Björn Höcke, tête de liste aux régionales, avait qualifié le mémorial de l’Holocauste de Berlin de « mémorial de la honte », déclaration dont le sens avait été mal compris, s’était-il défendu.
Que s’est-il passé dans la tête de ces 17 millions d’Allemands de l’Est auxquels le père Kohl avait offert le droit au bonheur en instaurant la parité des deux marks ? Parmi eux, un bon quart se retranche dans le vote nationaliste. L’« Ostalgie », la nostalgie de l’Allemagne de l’Est, n’est pas seulement un terme paresseux pour décrire un vague bourdon. Les « Ossis », terme dépréciatif désignant les ex-Allemands de l’Est, ont eu une vie avant la chute du mur, des repères déclarés caducs du jour au lendemain. Freud n’était peut-être pas casher chez les marxistes, mais il revient les hanter. Ralf Gohritz et Frank König siègent au conseil municipal d’Ilmenau sous les couleurs de l’AfD. Tous deux travaillaient dans les industries parties en fumée avec la Wende. Ils ont aujourd’hui la cinquantaine, une femme, des enfants. Autre point commun : ils ont tenté la fuite à l’Ouest dans les années 1980. Le premier a échoué, le second a réussi (il est revenu après la Wende), à une époque où la frontière interallemande avait été nettoyée de ses mines suite à de gros chèques remis par le « Taureau de Bavière », Franz Josef Strauss, au dirigeant de la RDA, le glaçant Erich Honecker.
Fan de Trump
« Je suis fan de Trump, déclare Ralf Gohritz, bouille ronde, crâne chauve. Quand il dit “America first”, je pense “Allemagne d’abord”. Où est passée l’identité de l’Allemagne ? » Je rencontre l’élu de l’AfD à la tombée de la nuit, près de la gare, au Bistro Eger, tableau de Hopper dans le couchant. L’établissement tenu par son épouse a subi une « attaque » en août, des jets de couleurs, un coup d’opposants à l’AfD. Avant la réunification, la femme et les beaux-parents de Ralf Gohritz géraient le buffet de la gare d’Ilmenau, le Mitropa, nom de la restauration ferroviaire sous la RDA. La Wende les en a chassés. Ils ont repris une affaire semblable dans les parages, empruntant 100 000 Deutsche Mark, avant de devoir à nouveau plier bagage, perdant une bonne part de la mise initiale. « Jamais au chômage », ayant enchaîné les formations, Ralf Gohritz enseigne dans une école professionnelle d’Arnstadt, à côté d’Ilmenau, mais son salaire n’est pas au niveau qu’il estime être le sien.
« Ils rigolent de l’Allemagne »
Frank König a rejoint l’AfD en février seulement. Il a décidé de se « donner à fond » pour le parti. S’il reconnaît que la RDA, « ce n’était plus possible », il soutient que « c’est pire maintenant ». Il revient d’un voyage à Blue Ashe dans l’Ohio, localité américaine jumelée avec Ilmenau, effectué en compagnie d’élus de la mairie. « Là-bas, ils rigolent de l’Allemagne », prétend-il. Le conseiller municipal König, visage comme délavé par un torrent d’épreuves, affirme que son pays a « les mains liées ». L’Allemagne n’occuperait plus son rang. Mais lequel ?
« Je ne veux pas qu’une de mes trois filles porte un jour le voile », embraie-t-il, changeant de registre. Ce samedi de campagne électorale, avec d’autres membres de l’AfD, il tient un stand dans la rue piétonnière centrale d’Ilmenau. À deux pas, des militants du MLPD, le Parti marxiste-léniniste d’Allemagne, un groupuscule révolutionnaire, alertent à tue-tête contre le retour du « fascisme » et du « nazisme ». Sujet embarrassant. « Le nazisme, c’est ce que nous avons connu de pire dans notre histoire, mais ça a duré douze ans, c’est fini ! », évacue Frank König. Quelques plaques commémoratives portant les noms des juifs d’Ilmenau déportés ont fait leur apparition dans la ville après la réunification, à l’initiative de descendants vivant à l’étranger.
Amputation
La question des réfugiés – comprendre : des « musulmans » – est autrement plus sensible parmi la population. Commentaire de Ralf Ehrlich, le correspondant local du quotidien Thüringer Allgemeine, anciennement Das Volk, l’un des organes de l’ex-SED : « Angela Merkel a eu raison d’ouvrir la frontière aux réfugiés en 2015, mais elle a fait grimper l’AfD. » L’Église protestante veille au grain. En ouverture d’un concert donné dans le temple luthérien Sankt Jakobus, le chef de chœur, qui s’apprête à diriger des cantates de Bach, illustrissime Thuringien, prie l’assistance d’avoir une pensée pour les réfugiés.
Travailleur social à temps partiel, Rolf Geishendorf, la cinquantaine entamée, assiste les requérants d’asile. Beaucoup d’Afghans. « Les jeunes filles arrivent voilées comme leur mère, mais la plupart finissent par ôter leur fichu », assure-t-il. Se sentant isolés à Ilmenau, les migrants veulent généralement rejoindre les grandes villes. Un autre jour, je croiserai Rolf Geishendorf, un sac de courses à la main, sur une hauteur d’Ilmenau où les mastodontes industriels de l’ex-RDA ne sont plus, mais où demeurent les barres d’immeubles dédiées aux ouvriers qui y travaillaient. Ce patrimoine agit tel un membre fantôme après amputation. C’était peut-être laid, mais il y avait là du savoir-faire et de la fierté quand même.
En sport, Ilmenau est réputée pour ses lugeurs, sept champions olympiques, surtout avant la chute du mur. Un sport dangereux, passion intacte de Roland Hollaschke, ancien lugeur lui-même, conservateur d’un musée dédié à la luge et au bob qui devrait s’agrandir prochainement. La ville le lui a promis. La RDA réapparaît dans des boutiques de souvenirs, dans cette roulotte rouge datant de 1974, que Dietmar Kersten, 36 ans, sympathisant de la CDU, a retapée de ses mains. Il y vend des cornets de glace « Softeis », « Original DDR ».
« Égoïsmes »
« L’Allemagne de l’Ouest a annexé l’Allemagne de l’Est », balance Peter Scharff, recteur de l’Université technique (TU) d’Ilmenau, l’ex-Hochschule. En poste depuis 2004, affichant une bonhomie d’aubergiste, ce chimiste originaire de Basse-Saxe enfonce le clou : « La Treuhand, l’organe chargé de restructurer l’économie est-allemande après la Wende, rachetait des usines au prix d’un euro symbolique et les fermait aussitôt pour ne pas faire de concurrence à des entreprises à l’Ouest. » Venant d’un représentant de cet Ouest qui a tout payé, tout changé et, au passage, coupé pas mal de têtes, l’autocritique a tout d’une formule de politesse.
Une gérante de café : « La réunification a importé l’enfant-roi en ex-RDA »
Dans une pièce du rectorat, deux « Allemands de l’Est » ayant échappé aux purges se sont joints à Peter Scharff : le vice-recteur Jürgen Petzoldt, en veston standard de prof, et, tout de jean vêtu, Ralf Weber, membre d’un conseil culturel chargé notamment d’élaborer des événements pour les étudiants. « Je me sens un peu perdu aujourd’hui, il y avait autrefois plus de structures », ose celui-ci. « Certes, il fallait se méfier des voisins, se protéger, mais entre nous, il y avait de l’entraide, de la solidarité », enchaîne Jürgen Petzoldt. Ces mots d’entraide et de solidarité, que de fois les aurai-je entendus à Ilmenau, en opposition à la montée des « égoïsmes ».
« Marxismus Leninismus »
En septembre 1990, Michael et Isolde Schäfer reçurent un appel alarmiste de Berlin-Est : le changement en cours pouvait leur être fatal. Les Schäfer n’étaient pas membres de la Stasi, la Sécurité d’État synonyme de flicage généralisé, mais ils avaient leur carte au parti communiste, le SED. De plus, ils appartenaient au groupe « Marxismus Leninismus » de la Technische Hochschule. Elle traitait de littérature, lui de peinture. Art et propagande, en somme. Leur sort était scellé. Mais ce fut pour eux moins grave que redouté. Ils perdirent certes leur emploi à la Hochschule, mais ils en retrouvèrent un très vite, à la caisse d’épargne pour elle, dans la fonction territoriale pour lui.
Ils me racontent ces moments décisifs, les yeux brillant d’une émotion de retrouvailles. Ils tirent d’une enveloppe des photos noir et blanc. « Il me semble le reconnaître », fais-je à propos d’un individu moustachu. « C’est moi », coupe Michael Schäfer en rigolant. Et là, à l’arrière, c’est Isolde Schäfer. Devant, accroupi, ma pomme. Cette photo de groupe immortalise le séjour linguistique de 1983, l’année où l’Allemande de l’Ouest Nena cartonna à Ilmenau et ailleurs avec son tube 99 Luftballons. Aujourd’hui retraités, à l’époque la trentaine fringante, les Schäfer en étaient les méticuleux organisateurs.
Je découvre le fin mot de cette manifestation de la fraternité Est-Ouest : « L’Allemagne de l’Est avait besoin de devises. La création, en 1978, d’un cours d’allemand s’adressant en priorité à des Occidentaux s’inscrivait dans cette optique », révèle, amusé, Michaël Schäfer. « Des étrangers nous demandaient pourquoi nous ne pouvions pas voyager à l’Ouest et je ne savais pas quoi leur répondre », se remémore-t-il, talonné par ce souvenir.
La chute du mur a semblé irréelle au couple Schäfer. « Je n’ai pas saisi la dimension de ce qui se passait », avoue l’épouse. Mais deux jours plus tard, sortis de leur torpeur, Michael et Isolde, comme tant d’Allemands de l’Est, mettaient le cap à l’Ouest. Avec leurs deux enfants à l’arrière de la Trabant, voiture culte de la RDA et marqueur de l’égalité prolétarienne, ils se rendirent à la frontière bavaroise, n’y restant que quelques heures. Ils n’oublieront pas l’accueil sous les vivats de leurs futurs compatriotes, le retour à Ilmenau couverts de plaques de chocolat, le jouet offert aux enfants, un camion. S’ils regrettent quelque chose, c’est d’avoir contribué à « prolonger l’agonie » d’un régime condamné. S’ils sont nostalgiques, c’est de leur jeunesse.
Parti de la saucisse
Certains en RDA ne voulaient pas d’une réunification rapide signant l’arrêt de mort du « socialisme ». C’était le cas du docteur Helmut Krause. Désormais à la retraite, élu des Grünen au conseil d’arrondissement de l’Ilm, il appartenait en 1989 à l’ancêtre des Verts est-allemands, la plate-forme Neues Forum, rebaptisée Bündnis 90 l’année suivante. Avec d’autres, il prônait un « socialisme démocratique », une troisième voie illusoire. Un vote départagea les « réalos » et les « fundis » au sein de son mouvement. « Les réalos ont gagné, nous avons perdu », relate-t-il, beau joueur, barbe blanche, déjà en tenue de cycliste tôt le matin.
Qui pourrait imaginer que le professeur Gunther Kreuzberger, 51 ans, conseiller municipal d’Ilmenau, assis au chaud dans un salon de thé, fine doudoune matelassée, blond, svelte et lunetté comme un cadre bancaire, fut un tenant, lui aussi, de la troisième voie ? Cet enseignant à l’université d’Ilmenau dans le département des sciences de la communication, pendant occidental de la dialectique marxiste, était en 1989 un jeune lieutenant de l’armée populaire nationale de la RDA. Il commandait à des soldats originaires du sud du pays, où des manifestants entendaient faire plier le régime aux cris de « Nous sommes le peuple », un slogan récupéré aujourd’hui sans vergogne par l’AfD. « Je craignais de recevoir l’ordre de tirer sur la foule, se souvient-il. J’avais dit à mes hommes que si cet ordre était donné, ils auraient le droit d’invoquer leur conscience pour ne pas le suivre. Par chance, il n’est jamais venu. »
Avec l’Oberbürgermeister Daniel Schultheiß, le maire de la communauté de communes d’Ilmenau, Gunther Kreuzberger a créé le mouvement Pro Bockwurst, un genre d’En Marche qui a fait son trou. « Bockwurst » est le nom d’une saucisse écoulée par tonnes dans ces baraques en bois égayant les rues allemandes. On ne saurait faire plus œcuménique.
L’enfant-roi
Ce pragmatisme local plaît bien à Kati Thiele, gérante du café-restaurant Zucker & Zymt (sucre et cannelle), peut-être le seul lieu bobo d’Ilmenau. À l’échelon du Land, cette jeune femme de 29 ans soutient la coalition de gauche sortante. Elle qui n’a rien connu du régime est-allemand en a hérité, pourrait-on dire, certaines valeurs, où la jérémiade n’a pas sa place. Pendant un temps, elle a été professeur en primaire, comme sa mère. Elle a déchanté. La réunification a importé l’enfant-roi en ex-RDA, regrette-t-elle. « Il fallait en permanence ménager les élèves, je devais en référer à ma hiérarchie pour toute sortie éducative avec eux à la campagne. Ces enfants-là, conclut-elle, ne sont pas armés pour affronter les contrariétés de la vie. » Mais ils le sont assez pour adhérer à la nouvelle mode planétaire : Erfurt, la grande ville, sacrifie aux « Fridays For Future » de Greta Thunberg.
Culotte de peau
Retour à Ilmenau. Beaucoup qui étaient partis tenter leur chance dans les anciens Länder de l’Ouest sont réapparus, nous dit-on. Pour eux, la greffe n’a pas pris. Certains sont allés travailler à l’étranger, en Suisse notamment, tel ce jeune homme qui a pris part à la construction d’un tunnel ferroviaire entre Genève et Annemasse, en Haute-Savoie. Ils sont revenus définitivement ou continuent leurs allers-retours.
En ces derniers jours de septembre, le City Kaufhaus, un grand magasin du centre-ville, fête ses vingt-cinq ans d’existence – 25 % de remise sur tous les articles. Son ouverture en 1994 à Ilmenau fut comme l’irruption du clinquant de l’Ouest dans la mocheté organisée. Alors aujourd’hui et pour toute une semaine, c’est réellement la fête. On a repoussé les portants des vêtements pour faire de la place à un chanteur de variétés autrichien en culotte de peau donnant dans la fantaisie. Une fontaine à bière coule en abondance. Troisième âge et jeunes métalleux de noir vêtu, peut-être des sympathisants de l’AfD, peut-être pas, s’accrochent par le coude et chaloupent de gauche à droite, de droite à gauche, au son de mélodies entraînantes. La mairie d’Ilmenau n’a pas prévu de commémorer la chute du mur de Berlin.