Prenant prétexte du versement de pots-de-vin à des proches de l’ancien président mozambicain, la justice américaine attaque les chantiers navals de Cherbourg. Détenus par l’homme d’affaires franco-libanais Iskandar Safa, ces derniers ont livré des vedettes de surveillance au Mozambique afin de protéger ses gisements de gaz en mer. De quoi susciter l’envie de Washington. Enquête.
Des fonds ont transité par une banque américaine ? Une entreprise étrangère n’a pas respecté un embargo unilatéral américain ? Le dollar a été utilisé à d’éventuelles fins délictueuses ? Cela suffit aujourd’hui pour que les tribunaux américains s’estiment compétents. Ces dernières années, la BNP, la Société Générale, Airbus, Alstom et Total en ont fait les frais. Sous la menace de sanctions leur interdisant toute activité sur le territoire américain, ces groupes ont accepté de payer des amendes ou de collaborer avec le Department of Justice (DOJ).
En mars 2019, le député Raphaël Gauvain a remis à Matignon un rapport sur le sujet. Selon des éléments divulgués le 25 mars par Les Échos, la commission Gauvain formule des accusations sérieuses contre les États-Unis, pointant « les signes d’une instrumentalisation de l’appareil judiciaire américain aux fins de guerre économique contre l’Europe ». Parmi les 26 entreprises poursuivies aux États-Unis dans le cadre de procédures extraterritoriales, quatorze sont européennes. Aucune n’est chinoise ou russe. Selon nos informations, le rapport Gauvain ne prétend ni que les tribunaux américains sont aux ordres du pouvoir ni que les entreprises incriminées n’ont absolument rien à se reprocher. La réalité est un peu plus nuancée. Armement ou BTP, Afrique ou Asie du Sud-Est, la frontière est floue, dans de nombreux cas, entre intermédiation et corruption. Les affaires internationales demandent énormément de moyens. Ceux de la justice sont limités, même aux États-Unis. Une saisine judicieusement montée, avec des éléments de preuve servis sur un plateau, pourrait orienter la machine dans une direction propice aux intérêts américains.
L’affaire des « Tuna Bonds »
C’est peut-être à ce schéma que correspond l’affaire dite des « Tuna Bonds ». Ce feuilleton embrouillé démarre au Mozambique, avec des épisodes aux chantiers navals de Cherbourg, les Constructions mécaniques de Normandie (CMN), propriété de l’homme d’affaires franco-libanais Iskandar Safa, par l’intermédiaire de son holding Privinvest.
Les 3 et 4 janvier 2019, cinq personnes ont été arrêtées sur requête du DOJ. Parmi eux, trois ex-cadres du Crédit suisse basés à Londres, l’ancien ministre des Finances du Mozambique, Manuel Chang, interpellé à l’aéroport de Johannesburg, ainsi que Jean Boustany, cadre libanais de Privinvest, pris à l’aéroport de New York. Il leur est reproché d’avoir trempé dans une escroquerie présumée aux placements, dans des pêcheries de thon au Mozambique.
Les faits se sont déroulés de 2013 à 2016. Ils sont, à première vue, tristement classiques. Le Mozambique, un des pays les plus pauvres du monde (26 millions d’habitants, moins de 500 dollars de revenus annuels par personne), lance il y a sept ans un emprunt de 850 millions de dollars pour créer de toutes pièces une flotte de pêche. L’opération est portée par trois sociétés publiques, Ematum, Proindicus et Mozambique Asset Management. Vingt-quatre navires de pêche sont construits par les CMN, ainsi que six vedettes de surveillance, car la piraterie sévit dans le secteur. Pour le chantier alors en difficulté, c’est un contrat mirifique à 200 millions d’euros. François Hollande fait le déplacement à Cherbourg pour accueillir son homologue mozambicain le jour de la signature, le 30 septembre 2013. Le volet financier de l’opération est pris en charge par la banque russe VTB et le Crédit suisse.
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La dette cachée du Mozambique
Les investisseurs se voient proposer des obligations à un taux de rendement extrêmement élevé (6 à 8,5 % annuels), assis sur les recettes de la pêche au thon, d’où le nom de l’emprunt, Tuna Bonds. Les gestionnaires d’actifs comme AllianceBernstein ou Franklin Templeton se ruent sur le produit. Ils ignorent qu’il existe deux autres prêts, cachés. Au total, les trois sociétés ont levé 2 milliards de dollars, soit 10 % du PIB national, avec la caution d’État du Mozambique !
Malheureusement, la pêche n’est pas miraculeuse. La capture de thons rapporte à peine 5 % des recettes estimées. Le scandale éclate en 2016. Les pêcheries ont accumulé des déficits, elles ne peuvent rembourser. Le Mozambique, emprunteur solidaire, se retrouve en défaut de paiement. Le FMI, furieux de ne pas avoir été informé de l’existence des prêts cachés, gèle ses aides. Des investisseurs américains portent plainte, estimant avoir été grugés. Comme des fonds ont transité par les États-Unis, un procureur fédéral de New York, Richard Donoghue, se déclare compétent.
Un rapport du cabinet britannique Kroll remis en juin 2017 au ministère public du Mozambique fait apparaître que 500 millions de dollars se sont évaporés en pots-de-vin. Plusieurs dizaines de millions auraient été reversés par Privinvest à des proches de l’ex-président du Mozambique, Armando Guebuza (qui a quitté le pouvoir en 2015). Et surtout, des centaines de millions de dollars auraient servi à acheter du matériel militaire, et non des bateaux de pêche !
Des rétrocommissions sur des ventes d’armes, versées par des hommes d’affaires libanais en cheville avec des potentats corrompus : rien de nouveau sous le soleil d’Afrique…
Beaucoup de danseurs au bal des hypocrites
Il existe néanmoins une tout autre version de l’histoire. D’une part, les prêts « cachés » l’étaient en réalité très peu. Ils ont été souscrits auprès du Crédit suisse et de la banque russe VTB, comme le prêt officiel. Les banques savaient forcément que l’État se portait garant, et qu’il jouait donc dangereusement avec son niveau d’endettement. Les achats de matériel militaire, ensuite, ont été admis à demi-mot dès le début par le ministre des Pêches du Mozambique, Victor Borges. Il avait expliqué devant le Parlement du Mozambique, fin 2013, qu’une très grande partie des 850 millions de dollars empruntés servirait à acheter des drones, des radars et autres matériels de surveillance. La somme levée était démesurée, par rapport à la commande officielle : un thonier d’une quinzaine de mètres coûte quelque 2 millions d’euros, et non pas 20 millions. Si le Mozambique avait seulement eu besoin de navires de pêche, il aurait emprunté 50 millions de dollars, pas 850 millions, et encore moins 2 milliards.
Le FMI, de son côté, a joué les autruches. Il n’est pas censé aider des pays en voie de développement qui consacrent trop de ressources à l’armement. Mais comment ignorer que le chantier de Cherbourg, en plus des thoniers, allait livrer six vedettes de défense à grande vitesse ? Le bureau du FMI à Maputo est à quelques minutes seulement des bassins où ces vedettes ont été amarrées ! Les chantiers CMN, spécialisés dans le militaire et non dans les navires de pêche, ont d’ailleurs sous-traité une large partie de la fabrication des navires civils en Roumanie, afin de tenir les délais très serrés demandés par le Mozambique. Quel pays a un besoin urgent de thoniers ? La réalité est plutôt que le Mozambique voulait une flotte de pêche (un peu) et des garde-côtes (beaucoup) pour sécuriser ses eaux territoriales, où venaient d’être découvertes d’immenses réserves de gaz ! Les infrastructures et la capacité de défense étaient « tout à fait inadaptées face au récent afflux d’investissements dans le secteur gazier », notaient les experts, à l’époque.
Dès 2013, l’objectif va largement au-delà de la création d’une flotte de thoniers : d’après l’audit du cabinet Kroll, il s’agit de « fournir au Mozambique les moyens d’assurer sa souveraineté sur sa zone économique exclusive et d’exploiter les ressources naturelles qu’elle contient », en achetant aussi « des navires utilisés en connexion avec l’industrie offshore du gaz et du pétrole ».
Autres danseuses virtuoses au bal des hypocrites, dans ce dossier, les sociétés de gestion d’actifs qui ont commercialisé les Tuna bonds. Elles connaissent leur métier : pas de rendement sans risque. Quand un produit dégage 8 % de rendement, il est scruté à la loupe. L’argumentaire commercial des Tuna Bonds n’a pas été rendu public, mais il serait fort surprenant qu’il ait seulement fait référence aux bénéfices de la pêche au thon. Pour que celle-ci rapporte vraiment, il faut du poisson, mais aussi des capacités de surgélation et des moyens de transport vers les marchés rentables, Europe, Chine et Japon, principalement. Le Mozambique ne possédait rien de tout cela. Selon nos informations, le vrai modèle économique des Tuna Bonds reposait sur la pêche, mais aussi sur la vente de services de protection à des compagnies pétrolières.
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Un mercenaire made in America ramasse la mise
Rien ne s’est passé comme prévu. L’ancien président Guebuza, dont l’un des fils a été arrêté en février 2019, est sur la sellette, mais son successeur, Filipe Nyusi, ne peut plaider la surprise. Il a été ministre de la Défense de 2008 à 2015. Cinq ONG mozambicaines réclament à juste titre la transparence sur la destination des 2 milliards. La question, selon elles, n’est pas de savoir si de l’argent a été détourné, mais combien et par qui. Les ONG s’interrogent sur le rôle des banques, Crédit suisse et VTB. Elles ont encaissé le total faramineux de 199,7 millions de dollars de commissions, selon le rapport Kroll.
Guerre d’influence dans le canal du Mozambique
Paris, de son côté, voulait aider le Mozambique à se sécuriser, par intérêt commun. Grâce à Mayotte et aux Îles Éparses, la France possède une zone économique exclusive de 630 000 km2 entre le continent et Madagascar, soit une bonne moitié du canal du Mozambique, riche en gaz. Total est présent sur place, mais également la coopérative sucrière Tereos, gros employeur au Mozambique. « Le Mozambique, futur allié stratégique de la France dans l’océan Indien ? », titrait Le Monde du 30 octobre 2015… Force est de constater que l’arrestation d’un cadre de Privinvest ternit son image dans le secteur.
Pendant ce temps, les Américains avancent leurs pions. L’un d’eux se nomme Erik Prince. Ex-membre des forces spéciales de l’US Navy (les SEAL), il a créé en 1997 la plus grande société privée militaire du monde, Blackwater, qu’il a quittée en 2009. Il dirige aujourd’hui une société financière nommée Frontier Services Group (FSG) et une société de sécurité, Lancaster 6 Group (L6 Group). Il est très actif en Afrique de l’Est : entraînement d’unités paramilitaires somaliennes antipiraterie en 2011 pour le compte des pétromonarchies du golfe, investissement dans la logistique parapétrolière au Kenya en 2014 et… création de joint-ventures avec les sociétés mozambicaines Proindicus et Mozambique Asset Management, en décembre 2017. Concrètement, l’homme d’affaires et mercenaire, qui a mis la main sur les vedettes rapides construites à Cherbourg, fait désormais la police dans les eaux nationales, la marine du Mozambique étant totalement démunie. Il a également fait des offres de service aux compagnies pétrolières qui investissent en ce moment dans la province de Cabo Delgado, dans le nord du pays.
Pas de complotisme : les plaignants qui ont saisi la justice américaine sont des fonds d’investissement sans lien avec Erik Prince, dont les sociétés ne sont même plus basées aux États-Unis (L6 Group est à Dubai et FSG à Hongkong). Pas de naïveté non plus : Erik Prince ne joue pas contre les intérêts du gouvernement américain, surtout avec Donald Trump à la Maison-Blanche. L’ancien militaire n’a jamais caché son soutien à l’actuel président. Lequel a choisi comme secrétaire à l’Éducation une certaine Betsy DeVos, qui n’est autre que… la sœur d’Erik Prince.
Taxation in a Low-Income Economy: The Case of Mozambique
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