Pour son dixième film, notre talentueux frenchy, Alexandre Aja, fils du réalisateur Alexandre Arcady, imagine une puissante fable parabolique sur les affres de la transmission des valeurs et des croyances au sein d’une famille éclatée entre une mère séparée et au bout du rouleau et ses deux jeunes garçons, livrés à eux-mêmes dans une forêt profonde et inhospitalière, lieu métaphorique tellurique hanté par l’omniprésence d’un Mal indicible et a priori invincible.
L’opportunité pour le réalisateur de Haute Tension (2003, « slasher-movie » made in France qui a révélé Maïwenn et Cécile de France), La Colline a des yeux (2006, brillant remake du « survival » original de Wes Craven) et Crawl (2019, relecture de la « croco-sploitation » et sorte d’hommage à Jaws !) d’actualiser brillamment la dystopie post-apocalyptique sur fond d’étude des névroses intra-familiales dans nos sociétés. Le tout porté par une grande Halle Berry en mère-courage, par ailleurs co-productrice du métrage. On a beaucoup aimé !
Mère nourricière
Pour une fois les distributeurs français ont eu l’heureuse idée de choisir un titre formidable et explicite. Ils ont délaissé le titre original beaucoup plus passe-partout et déceptif (Never let Go, « Ne jamais laisser partir » ou « Ne jamais lâcher prise ») pour Motherland tellement plus riche et polysémique. « Motherland » évoque concomitamment la mère-patrie, la nation, le berceau de naissance et par extension la mère et la terre nourricières, la cellule de base par excellence qui nous construit, nous éduque, nous élève, nous nourrit, nous fait croître… mais peut également nous détruire et nous avilir.
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Le pitch est saisissant et ultra efficace. Dans un monde post-apocalyptique quelque part en Amérique du Nord, au cœur d’une forêt dense et sombre, une femme et ses deux jeunes enfants semblent être les seuls survivants. Ils vivent dans des conditions très précaires dans une immense bâtisse boisée en se nourrissant et s’hydratant comme ils peuvent via la récupération des eaux pluviales et des écorces, la chasse (insectes, oiseaux, rongeurs) et la maigre cueillette dans cet environnement sauvage particulièrement hostile car frappé par des hivers très rigoureux. Mais l’essentiel est ailleurs. La mère inculque à ses enfants entrant dans l’adolescence une règle fondamentale à respecter en toute circonstance : toujours s’attacher à une épaisse et longue corde reliée à la maison avant de s’aventurer à l’extérieur, dans ce monde inconnu et terrifiant gangréné par le Mal et le péché.
Mais, dès que les ressources offertes par la nature vont s’amenuiser, altérant progressivement les états physiologiques et mentaux des assiégés, l’autorité et la sacralité de la parole maternelles vont bientôt être questionnées augurant une phase de tensions extrêmes entre les deux frères dont les points de vue divergent radicalement quant au décryptage de la réalité de la situation… Entre perception et discernement alternatifs, qui détient « la » vérité ?
Couper le cordon
Ce délectable conte sous haut patronage « American Southern Gothic » et « Twilight Zone/ La Quatrième dimension » plonge ses racines au cœur des cauchemars enfantins et maternels les plus redoutés… qui ont donc valeur d’universalité. L’idée géniale de « la corde à ne jamais couper » renvoie évidemment au cordon ombilical et à la peur de quitter le nid douillet, le foyer – « homeland/ motherland », pour affronter la réalité du monde extérieur, forcément frappé du sceau de l’inconnu, du mystère avec les tentations de toutes les désobéissances et de toutes les transgressions. Alexandre Aja complexifie avec bonheur ce point de départ en nous présentant une femme seule à la fois vaillante mais vacillante, au lourd passé (qui ne nous est jamais vraiment complètement dévoilé…) renvoyant à un terrible drame, « scène primitive » pouvant expliquer l’état de tensions et de névroses latentes régnant au sein de la cellule atomisée. On pense fortement à toute une tradition du cinéma japonais allant de Kaneto Shindo (Onibaba, 1964) à Dark Water (Hideo Nakata, 2002) illustrant les traumas et les obsessions de femmes séparées avec progénitures (vivantes ou défuntes) devant faire face à un monde hostile et fortement transformé suite à l’irruption d’une catastrophe d’ordre global et/ou intime. On appréciera également les clins d’œil à des cinéastes plus connus des occidentaux, pour lesquels Aja nourrit une sincère admiration, de Jacques Tourneur (certains plans de « zombies » nocturnes magnifiquement éclairés font penser au mythique Vaudou/ I Walked With A Zombie, 1943) à Ari Aster (il faut voir et revoir Hérédité [2018] en parfait double-programme pour notre thématique de famille en crise !), en passant par Wes Craven (L’Emprise des Ténèbres [1988] ; Le Sous-sol de la peur [1991]) et M. Night Shyamalan (Sixième sens, 1999 [L’un des protagonistes se nomme Cole dans Motherland !] et Le Village, 2004, bien évidemment!).
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Mais la grande force du thriller d’Aja est de toujours conserver et affirmer son style si personnel, confectionné collaborativement avec son pote de toujours Grégory Levasseur : techniques de cadrage hyper efficaces, optimisation des espaces réduits et des huis-clos, montée progressive de l’angoisse, caractérisation des protagonistes, jump scares habilement placés, utilisation pertinente de la bande-son, twists et apothéose finale qui nous mettent le cerveau en ébullition avec une multitude de questions ouvertes qui n’appellent évidemment pas de réponses catégoriques uniques… Un futur classique du cinéma de terreur ?
En salles depuis le 25 septembre 2024. Interdit au moins de 12 ans. 1h41
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