Moscou: la folie Serov


Moscou: la folie Serov

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À Moscou, l’exposition consacrée au peintre russe Valentin Serov a connu une affluence sans précédent. Les derniers jours avant la fermeture ont même donné lieu à des bousculades devant la nouvelle galerie Tretiakov. Pour célébrer le cent-cinquantième anniversaire de la naissance du portraitiste, plus de 100 peintures et de 150 dessins et aquarelles sont réunis depuis octobre sur trois étages du musée. À l’heure de la fermeture, en ces derniers jours de janvier, on dénombre près de 500 000 visiteurs (soit une moyenne de plus de 5 000 par jour). La rétrospective a battu tous les records de fréquentation de l’histoire des expositions en Russie et en URSS. Ainsi, les Russes n’ont pas hésité, au mépris du gel, à faire la queue pendant des heures dans une file d’attente interminable qui a atteint jusqu’à 3 kilomètres. En janvier, les températures avoisinaient pourtant les moins quinze degrés.

Comment expliquer un tel engouement ? Les spéculations vont bon train. L’incroyable popularité de Serov traduirait-elle un désir de cette stabilité absente des choses du monde ? Son plus célèbre tableau, La Jeune Fille aux pêches (1887), dont de nombreuses reproductions figuraient dans les manuels scolaires aussi bien qu’aux murs des chaumières soviétiques, représente la petite Vera Mamontova, vêtue d’une blouse rose, baignée d’une douce lumière, aussi fraîche que les fruits posés devant elle. Dans les conditions actuelles de récession, de chute des cours du pétrole et d’envolée des prix, de changement des alliances stratégiques, de redéfinition des ennemis et des amis, « n’a-t-on pas envie de quelque chose de stable et de calme, de simple et de compréhensible – une jeune fille, une pêche, la nature, un portrait ? » s’interroge la rédaction de gazeta.ru.

L’œuvre de Serov raviverait-elle la nostalgie d’un monde révolu ? Serov a peint essentiellement des mécènes et des aristocrates, le tsar et sa famille. Ses toiles sont le reflet d’une époque de transition, entre la fin du xixe et le xxe siècle révolutionnaire, ce dont témoigne l’évolution de sa technique : de l’impressionnisme des débuts au symbolisme d’une œuvre tardive comme L’Enlèvement d’Europe (1910)…

Un tel succès démontrerait-il que l’âme russe demeure à la recherche du beau, toujours assoiffée de culture et d’art ? Ainsi, Vladimir Medinski, le ministre de la Culture, se réjouit : « Nous sommes le seul pays au monde où pour une exposition, inspirée par la beauté du style russe, du paysage russe, durant plusieurs mois, malgré le froid, se forment des queues de trois heures. » On fera remarquer que le taux de fréquentation des musées était déjà très élevé à l’époque soviétique, quand il s’agissait de contribuer à l’éducation esthétique des masses populaires, au nom de l’accès de tous aux établissements culturels.

Pourtant d’autres, moins bienveillants, voient dans cette affluence record le signe d’un comportement moutonnier. Par suivisme, les Russes se seraient précipités comme un seul homme derrière Vladimir Poutine. Le chef de l’État a en effet pris le temps de visiter l’exposition le 18 janvier, et a laissé quelques lignes élogieuses dans le livre d’or de la nouvelle galerie Tretiakov. Cette visite a été aussitôt retransmise dans les journaux télévisés. Les jours suivants, la cohue devant le musée est devenue incontrôlable. Le 21, la foule, furieuse, s’est mise à scander « Ouvrez ! » À la suite d’une bousculade, les portes d’entrée ont été sérieusement endommagées.

La rédaction de gazeta.ru commente : mais alors, quelle panique ce serait si venaient à manquer, comme naguère, des produits de consommation courante ! On rappellera que les files d’attente des temps de pénurie font partie de la mythologie soviétique, notamment des années de perestroïka. On rappellera aussi, entre autres, l’affluence extraordinaire devant le mausolée Lénine, puis au moment de l’inauguration du premier restaurant de la plus célèbre chaîne de fast-food américaine à Moscou, sur la place Pouchkine, en 1990. Récemment, en 2011, 52 personnes furent hospitalisées après de longues heures d’attente dans le froid devant la cathédrale du Christ-Sauveur, où était exposée la ceinture de la Vierge Marie, une relique orthodoxe.

Plus prosaïquement, les usagers de la nouvelle galerie Tretiakov incriminent les dysfonctionnements administratifs, en particulier le manque d’organisation du service de billetterie en ligne. À telle enseigne que la vente de billets électroniques prétendument « coupe-file » est fermée depuis que des visiteurs excédés par l’attente ont cassé les portes d’entrée.

Finalement, à la demande du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme, l’exposition est prolongée d’une semaine, jusqu’au 31 janvier. Et chaque soir, le musée restera désormais ouvert « jusqu’au dernier visiteur ».

Depuis les débordements des derniers jours, le ministère des Situations d’urgence est aussi intervenu. La police effectue des rondes, et des véhicules de secours stationnent alentour en cas d’incident ou de malaise. Des cuisines mobiles circulent pour distribuer de la kacha (gruau de sarrasin) et du thé. Des psychothérapeutes ont même été envoyés pour tempérer l’exaspération dans les rangs…

À qu(o)i attribuer un tel enthousiasme ? Les Parisiens pourront se faire une idée de ce mystère en allant découvrir Madame Lwoff, le tableau de Serov conservé au musée d’Orsay, lorsqu’il aura été restitué par la capitale russe.

 



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travaille dans l'édition, diplômée de russe et de lettres modernes.

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