Où est passée la mort ? L’ère moderne a-t-elle fini par tuer la mort elle-même ? La numérisation globale du réel a déjà engendré des bots conversationnels capables d’agréger les patterns comportementaux d’un proche après son décès. Gadget obscurantiste ou révolution dans l’appréhension de ce qui constitue le vivant ? Nos relations se limitant de plus en plus à des échanges écrits via réseaux interposés, y aura-t-il vraiment une différence sensible entre un dialogue avec un être vivant et une conversation avec son simulacre recompilé ?
Nique ta mort
L’ère industrielle, on le sait, s’est évertuée à cacher la mort, à la dissimuler dans des structures prévues à cet effet : abattoirs, maisons de retraite, camps de concentration… on a retiré la mort du processus causal qui, auparavant, l’entérinait dans le terreau du sensible : en dénervant le sacré de la réalité, le monde bourgeois tourné vers la jouissance et la capitalisation de son temps devenu libre grâce à l’automatisation des tâches les plus ingrates, a instauré un monde segmenté où la mort ne peut plus communiquer avec ses propres zones d’afférence.
La mort était le liant social de nombreuses pratiques devenues caduques, qui se sont désormais reproduites sous des versions grotesques dans le monde du dématérialisé. Philippe Muray nous rappelait avec malice que l’ère moderne avait probablement commencé avec la dissimulation et la muséification des morts dans les catacombes de Paris. Catacombes, panthéons, monuments aux morts et autres coprolithes mémoriels relevaient déjà d’un début de pornographie mnésique, où la mort était amputée de son caractère vivant, c’est-à-dire de son implication émotionnelle et sacrée, pour devenir un pantomime d’elle-même, capturée et mise en boucle dans les alcôves triviales du spectacle bourgeois.
Aime ma mort
Aujourd’hui, il est très courant de voir des individus annoncer la mort d’un proche sur les réseaux, avec un misérabilisme et une auto-compassion forcenée, dans le but de provoquer une empathie toute artificielle de la part d’un réseau de contacts avides de sensations à bas coût, mais aussi de briller eux-même par l’exercice du deuil. Pourquoi partager son deuil avec un parterre de connaissances à demi virtuelles ? De la même manière que les slogans infantiles et les hashtags culpabilisant se répandent comme un cancer moral, transformant toute pensée politique en jeu de coloriage, en kit préassemblé pour consommation immédiate et sans douleur, la pratique du deuil sur Facebook se résume désormais à déployer toute une batterie de stimuli compassionnels au travers d’egos tumescents qui ne s’imaginent pouvoir souffrir sans entraîner avec eux les Bouches Bavardes du Réseau, toujours plus loin dans leur désert affectif. Une vieille tante, un cousin éloigné, ou son chat réduit en galette par le Hummer du voisin, voilà qu’on s’en empare pour en imposer à la masse la nécrologie infatuée et grossière.
Si la seule conséquence de cette incapacité à souffrir en silence, avec ses proches, était seulement psychosociale, le mal serait moindre. Il y a pourtant dans ce déballage infect une imputation métaphysique qui laisse entrevoir ce que sera le monde de demain et son rapport à une mort désacralisée, comme servant seulement à engranger des « likes » et à composer un catalogue de bienséances désœuvrées, dessinant par l’en-creux une sorte de bigoterie dénuée de tout socle divin, et formulée seulement dans la vase d’une empathie épouvantablement factice.
#balancetonmort
La mort est un mystère, et le deuil doit rester un secret : tous ces ravaudeurs de linceuls qui profitent de leur deuil pour faire gonfler encore plus leur personnage numérique déjà bouffi de narcissisme tuent leurs proches une seconde fois en les donnant en pâture au parterre de bovins qui sans cesse inter-ruminent leurs propres déjections. De même que les préférences sexuelles ne peuvent plus être tenues secrètes et doivent être étalées au grand jour pour exister, on ne peut plus pleurer ses morts en silence : il faut désormais mettre au courant n’importe quel crétin, y compris celui que vous avez croisé une fois en soirée, y compris celle qui vous méprise avec gourmandise.
La mort, après avoir été dissimulée dans les chambres froides de l’ère post-industrielle, ressort à demi-digérée par les sphincters de l’ère numérique, transformée en une sorte de brouet tautologique dont on peut tartiner n’importe quelle absence de probité morale. Que sont devenus nos morts ? Des pantins numériques. Vanités et phototypes funéraires ont désormais laissé place à de gâteux autels digitaux, comme si la mort elle-même était descendue du cosmos pour se dupliquer, quitter ses oripeaux numineux pour se rebooter dans des caveaux circonscrits de trémulations blettes où le quidam mire sa propre inanité. On pense au chef d’œuvre prophétique de Kiyoshi Kurosawa, Kairo, où la mort ne pouvait littéralement plus advenir, car il n’y avait au fond plus aucune différence entre ces silhouettes entrevues fugacement dans des « chatrooms » et celles qui hantent les coquilles vides de nos mémoires.
Où est passée la mort ?
Nos morts ont la vie dure : après les avoir enterrés vivants dans les archives de la muséification globale, on les ranime artificiellement, Frankenstein modernes, à l’aune de nos egos bouffis incapables d’exister sans déballage sur la grande place publique. Voilà la vraie mise à mort du réel : lorsque le mort devient un argument de vente, lorsque le deuil n’est plus cet exercice spirituel visant à comprendre et à cadencer l’invisible, mais un outil promotionnel, un « même » clonable à l’infini, propulsé dans le néant du Web par les flatulences de notre commisération tragiquement bourgeoise.
Que deviennent nos morts ? De fait, si l’on croit que l’âme est bien le résidu psychique et magnétique qui provient des fonctions cognitives, alors on peut désormais estimer qu’il existe une âme numérique, qui serait le résidu algorithmique de ses interactions multiples sur le réseau, et qui serait, contrairement à la première, naturellement prédisposée à une damnation éternelle : celle de l’empathie factice et voyeuriste d’un parterre de faux amis ivres de sensations sous vide. Celle d’une mise à disposition pour le Grand Œil de la réseausphère, cet organe amibien de la gouvernance globale de tous et par tous, ce totem démiurgique pour qui les défunts ne sont que des organes surnuméraires. « En d’étranges éons même la mort est mortelle… »
Où est passée la mort ? Dans les écuelles digitales et par la convergence des nihilismes fétichisés, elle est devenue elle-même une sorte de mascotte qu’on brandit devant soi pour glaner quelques « free hugs ».
Où est passée la mort ? Léon Bloy disait que la bourgeoisie industrielle avait mangé l’argent. La bourgeoisie numérique, la mise en réseau de ces « enfultes » glapissant sur leurs trônes de colifichets fébriles, a littéralement mangé la mort.
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