Pro-Brexit, réac et mâle blanc de plus de cinquante ans, Morrissey ne coche aucune case pour récolter la bienveillance des médias. Il sort I Am Not a Dog on a Chain
Alors que les Inrocks se demandent le plus sérieusement du monde s’il faut continuer à écouter Morrissey, que le magazine de musique anglais NME salue « son meilleur album depuis des années » (avec cette précision : « si vous arrivez à faire abstraction de ses opinions »), que le webzine Benzine parle d’un « effondrement moral » (sic) de l’ex-Smiths, « vécu par tous comme une trahison déplorable de tout ce qu’il a pu jamais représenter… Et justifie complètement que beaucoup d’entre nous, qui l’avons tant aimé, boycottions désormais ses concerts » (re-sic), et que le Guardian va jusqu’à psychanalyser au fer rouge le fringant tout juste sexagénaire – qualifié de « vieil homme » – en lui reprochant de ne pas voir « certaines vérités flagrantes sur lui-même », la question se pose : quel crime a donc commis Steven Patrick Morrissey ? Celui de ne pas être politiquement correct, pardi ! Un crime lourdement puni aujourd’hui, puisqu’il vous vaut une excommunication éclair partout, vers l’infini et au-delà.
Son autre crime, accessoirement, est de ne pas céder aux artifices de l’arsenal du monde de la musique actuelle (auto-tune et vocoder omniprésents, émotions tatouées, storytellings idiots, etc.) tout en produisant une œuvre éminemment plus « moderne » que son époque, au sens défini par Jean-Edern Hallier : « Être moderne… et donc l’être au sens fort, c’est-à-dire l’étrange classique des choses qui ne sont pas classiques. »
Une singularité outrageante
Cette singularité outrageante du dandy anglais se paye au prix fort, puisqu’il collectionne les critiques médiocres depuis quelques années. Seulement, I Am Not a Dog on a Chain atteint un niveau de perfection intemporelle au moins égal à celui de Viva Hate (1988) – son remarquable premier essai en solo -, voire de son chef-d’œuvre Vauxhall and I (1994). « Seules les médiocrités progressent. Un artiste évolue au sein d’un cycle de chefs-d’œuvre dont le premier n’est pas moins parfait que le dernier », notait jadis Oscar Wilde, dieu suprême de Morrissey.
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En bon apôtre de Wilde (au sujet duquel George Bernard Shaw écrivait : « Il fut sans comparaison le plus grand causeur de son temps – et peut-être de tous les temps »), Morrissey pratique l’ironie et la provocation comme d’autres la démagogie servile. « Si tu vas te tuer, alors sauve la face et fais-le […] Si tu vas te tuer, alors pour l’amour de Dieu, tue-toi juste », clame-t-il ainsi dans sa charge anti-réseaux sociaux « Jim Jim Falls ». Malgré tout, au-delà des apparences, ce morceau d’ouverture flamboyant confine à l’hymne à la vie, avec l’unique devise carpe diem pour moteur : « Si tu vas chanter alors chante, inutile d’en parler / Si tu vas vivre alors vis, n’en parle pas. »
Vas-y Steven, chante, on en causera juste entre amis :
Quand un artiste chante la vie de façon si rock’n’roll, on comprend mieux pourquoi les Inrocks se demandent s’il faut toujours l’écouter.
L’animal blessé
C’est ensuite l’amour en fuite d’humanité que sonde le crooner rock dans le pénétrant « Love Is On Its Way Out ». Cette complainte d’animal blessé sonne la fin de l’espèce humaine dans un écrin trop joli pour elle, un opéra electro-mortuaire scellant le divorce entre l’homme et la nature, nœud gordien de la perdition générale :
Quand un artiste déploie autant de sensibilité brute dans son expression, on comprend mieux pourquoi certaines âmes hypersensibles boycottent ses concerts.
En troisième position, Morrissey nous lâche une bombe très Motown accompagné aux chœurs de l’interprète du tube dix-huit carats « Don’t Leave Me This Way » (1977), la déchaînée Thelma Houston. Le duo met le feu dans ce « Bobby, Don’t You Think They Know ? » carrossé comme une bande originale de James Bond circa John Barry.
Un tel générique redonnerait sa dose de testostérone à la musique de la franchise car personne ne semble en mesure aujourd’hui de fredonner les thèmes des derniers volets sortis au cinéma, un comble pour l’agent 007. Retirez tout ce que voulez au personnage de Ian Fleming, les poils de son torse, les dérapages machistes de son humour, les gadgets qui encombrent son falzar, mais ne touchez pas à la puissance de ses BO, vous risqueriez de le tuer !
Le dernier générique en date, interprété par Billie Eilish, bande encore plus mou que le précédent, mais les producteurs peuvent toujours appeler Morrissey à la rescousse puisque la sortie de Mourir peut attendre a été reportée grâce au coronavirus. Rêver n’attend pas.
Quand un chanteur groove comme ça, dans un tel déluge de sensualité, on comprend à quel point il est difficile pour certains journalistes-psychanalystes de faire abstraction de ses « délits d’opinion ».
Flot de souvenirs mélancoliques
Il n’est pas question ici d’énumérer tous les joyaux qui ornent de leurs fulgurances ce nouveau chef-d’œuvre de Sa Gracieuse Majesté Morrissey, mais citons encore la balade champêtre « Once I Saw The River Clean ». À travers l’humus du motif électro récurrent dans le morceau, le chanteur pénètre les strates de son passé, se promène aux côtés de sa grand-mère sur les chemins de l’enfance, se rappelle qu’il a vu une fois la rivière propre dans son flot de souvenirs mélancoliques.
Beauté et poésie jouent des coudes dans cette mémoire argileuse :
En 2016, Morrissey lâchait cette sentence définitive dans les pages du NME : «Il fut un temps où l’industrie de la musique était au service de l’artiste, mais maintenant l’artiste doit servir l’industrie de la musique… c’est pourquoi tout est maintenant si insipide. » Oui, tout : les toutous sont partout. Et les chiens de garde enchaînés aussi.
Bonus coronavirus
L’excellent groupe Milky Chance, déjà évoqué ici en 2017, a pressenti en fin d’année dernière les joies du confinement généralisé dans un clip dont l’esthétique dystopique prend aujourd’hui une résonance toute particulière. Bien sûr, leur nouvel album, Mind The Moon, est à ajouter à votre stock de provisions de première nécessité – avec le Morrissey – pour ce printemps et cet été incertains.
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