Il y a relativement peu de figures féminines dans l’œuvre d’Edgar Poe, mais les rares héroïnes à être nées sous sa plume ont toutes une dimension particulièrement spectaculaire. Leurs noms mêmes deviennent les titres de quelques nouvelles fantastiques, comme « Bérénice », « Ligeia », ou encore « Morella ». Il s’agit de femmes toujours très belles, mais affectées de maux psychologiques divers, comme si, pour Poe, la féminité dans sa forme la plus sublime n’allait pas sans un prix à payer au malheur.
Edgar Poe et les femmes
Dans sa vie, Edgar Poe a eu des relations avec de nombreuses femmes. On sait qu’il s’est marié avec sa cousine Virginia Clemm en 1836, alors qu’elle allait avoir quatorze ans. Une nouvelle comme « Ligeia », dans la description physique de l’héroïne, dégage certains canons de la beauté qui touchaient Poe. Il dit du visage de Ligeia : « nulle autre part que dans les gracieux médaillons hébraïques, je n’avais contemplé une semblable perfection », soulignant chez elle « cette tendance presque imperceptible à l’aquilin ».
Poe ne s’arrête pas avec autant de détails sur l’apparence de Morella, mais c’est aussi une jeune fille très séduisante et pleine de vie, du moins au début. Poe insiste plutôt sur son intelligence. Comme Ligeia, Morella fait preuve d’une intelligence supérieure et d’une « profonde » érudition. Toutes ces histoires se déroulent dans des manoirs retranchés, en pays allemand, où la seule occupation semble être la lecture dans d’immenses et antiques bibliothèques. Morella, éduquée à Presbourg (l’actuelle Bratislava), se voue à la rumination de livres ésotériques : elle étudie, nous confie plus précisément le narrateur, des « écrits mystiques qui sont généralement considérés comme l’écume de la première littérature allemande ».
Atmosphère déliquescente
Le narrateur de la nouvelle, qui reste anonyme (nous savons seulement qu’il est l’époux de Morella), subit lui aussi l’atmosphère déliquescente de la bibliothèque et des vieux livres qu’elle contient. On sent l’ennui et le désœuvrement érudit qui minent ces deux êtres, d’une manière fatale : « Morella venait, nous dit le narrateur, plaçant sa main froide sur la mienne et ramassant dans les cendres d’une philosophie morte quelques graves et singulières paroles qui, par leur sens bizarre, s’incrustaient dans ma mémoire. » Il est sous l’emprise de sa femme, en particulier de sa voix, qui devient, avec le temps, obsessionnelle, « jusqu’à ce que cette mélodie de la langue s’infectât de terreur ». Et alors, finit-il par avouer, « l’idéal du beau devenait l’idéal de la hideur ».
A relire, dans la même série: Mme Roland, en majesté
Dans « Morella », comme dans les deux autres nouvelles que j’ai citées, le thème essentiel est incontestablement celui de la perte d’identité. Le narrateur de « Morella » note que sa jeune femme étudiait notamment « la doctrine de l’identité telle qu’elle est présentée par Schelling ». Plus loin, il fait la confidence suivante : « la notion de cette identité qui, à la mort, est, ou n’est pas perdue à jamais, fut pour moi, en tout temps, un problème du plus intense intérêt, non seulement à cause de la nature inquiétante et embarrassante de ses conséquences, mais aussi à cause de la façon singulière et agitée dont en parlait Morella. » Cette phrase est d’une importance cruciale, sur un thème qui agite, encore de nos jours, la littérature.
La femme, point révélateur de la psychose
Pour Edgar Poe, la femme demeure un mystère, un mystère fascinant, mais mortel. Elle est le point révélateur de la psychose, comme dans « Bérénice », où le narrateur se focalise maladivement sur les dents de sa cousine. Et dans « Morella », le narrateur ne va-t-il pas jusqu’à confesser : « Dirais-je que j’aspirais, avec un désir intense et dévorant, au moment de la mort de Morella ? » Mais Morella a vu clair dans son jeu, et le lui dit avant de mourir : « celle que, dans ta vie, tu abhorras, dans la mort tu l’adoreras ».
Probablement, Edgar Poe aurait-il été un patient idéal pour la psychanalyse !
Edgar Poe, Histoires extraordinaires. Traduction de Charles Baudelaire. Le Livre de Poche, collection « Classiques ».
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