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Auto-fictions: Écrire ou conduire, il ne faut pas choisir !


Auto-fictions: Écrire ou conduire, il ne faut pas choisir !
Françoise Sagan devant sa Lotus Seven, dans sa résidence d'Equemauville, 1974

Au tournant de Mai 68, un vent d’intellectualisme a balayé les automobiles du champ littéraire. Roland Barthes (1915-1980) est le dernier penseur à avoir érigé une pyramide à la bagnole. Dans ses Mythologies en 1957, le sémillant sémiologue se prosternait devant la Citroën DS : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. » Barthes, une exception dans son biotope car l’Université, nouvelle pythie dévastatrice, a considéré, dès le début des années 1970, les voitures comme l’expression du mal. Elles incarnaient la société de consommation débridée, le productivisme à outrance, les dérives du capitalisme, une certaine américanisation de notre mode de vie et une jouissance facile. En quelque sorte, « l’infini à la portée des caniches ». Un plaisir trop simple, pas assez évolué pour les gendelettres habitués à discourir sur l’être et le néant.

Écrire sur l’auto, c’était le signe absolu d’une faiblesse d’esprit, la relégation dans la catégorie des amuseurs, des esthètes ou pire des vendus au système. Il n’y avait pas pire insulte sur le boulevard Saint-Germain. Un discrédit aussi infamant que l’interdiction faite par la Mairie de Paris de rouler en semaine, depuis le mois de juillet dernier, avec une voiture immatriculée avant janvier 1997. Et pourtant, d’immenses écrivains ont puisé dans cet amas d’acier si vulgaire en apparence, des idées, des images, des atmosphères inoubliables. La vitesse a ouvert les voies de la liberté et de l’émancipation.[access capability= »lire_inedits »]

Léon-Paul Fargue, le piéton qui ne craignait pas l’automobile

L’aventure, la nostalgie, l’introspection et la passion ont germé au contact des voitures. N’en déplaise aux rats de bibliothèques, conduire a été un formidable permis pour décrire le monde. Il fut même un temps où les piétons voyaient l’automobile d’un bon œil. Léon-Paul Fargue (1876-1947), écrivain, poète, ami de Valery Larbaud, reconnaissait les vertus du moteur à explosion. L’arpenteur du vieux Paris, boucanier du pavé, s’enthousiasmait pour ce mode de locomotion. Il en décelait déjà toute la charge sentimentale. « Naguère, la France était habitée par des hommes, des femmes, des enfants et des automobiles. Car il ne faut pas s’y tromper, l’automobile était un habitant. Qu’elle fût voiture, bagnole, car, chignole, navire, clou, théière, occase, guimbarde ou belle machine, on lui avait construit des halles, on lui avait donné une métaphysique. Si le pittoresque créé par l’auto venait à disparaître définitivement, je serais le plus désolé des hommes. Les voitures ont fait, dans beaucoup de cas, partie de mon âme », écrivait-il dans un recueil paru en 1942 sous le titre Déjeuners de soleil. L’un des meilleurs chroniqueurs de son époque ne prenait pas l’auto en grippe.

Les manuels scolaires actuels pourraient s’en inspirer. La détestation de la chose automobile est devenue un déplorable argument idéologique. Il sert seulement à détruire l’adversaire. Comment faire comprendre à tous ces adorateurs de la marche à pied ou de la bicyclette que cet objet roulant motorisé annule le temps, réduit les distances et transforme l’homme de l’intérieur. En cela, il est le meilleur allié de la création artistique.

Morand à toute allure !

Qui mieux que Paul Morand (1888-1976), l’homme pressé des années folles, l’ambassadeur de toutes les mondanités, pouvait retranscrire cette frénésie-là. D’une écriture rapide, au pas de course, il embarque son lecteur dans une cavalcade infernale, lui fait traverser les océans de son style virtuose. Morand était pourtant frappé d’une curieuse maladie appelée « addiction automobile ». Il a possédé plus de 35 voitures au cours de sa vie.

Les photos ne trompent pas. Il apparaît au volant de sa Bugatti au pied de la tour Eiffel ou dans une Mercedes 300 SL Papillon aux côtés de Pablo Picasso. Si Fargue imaginait des automobiles oniriques, Morand aimait la vitesse pure. Au cours d’un entretien, il avoua même, il était déjà fort âgé : « Il y a trois ou quatre ans, oui j’avais encore des voitures extrêmement rapides (Porsche Carrera) parce que j’aimais beaucoup ça, faire du 200 à l’heure ! » Il se souvenait de sa participation à la course Paris-Rouen, lui dans une Panhard 1922, 20 chevaux sport, se bagarrant au scratch avec le peintre Derain en Bugatti. Avec Morand au volant ou sur papier vélin, les paysages se transforment, les frontières disparaissent, la perception du monde s’en trouve bouleversée. « C‘étaient des organismes prodigieux, espèces d’armures de la Renaissance », avait-il coutume de dire. Il avait saisi dès 1929, face à New York, toute la furie automobile dans ce qu’elle a de merveilleux et cataclysmique : « L’auto américaine se répand dans le monde, instrument d’évasion, outil de vitesse, qui, après avoir libéré les États-Unis, brise le puritanisme, volatilise l’épargne, démolit la famille, tourne la loi, mène la terre vers les catastrophes et les belles aventures. »

La route, terminus des écrivains

Dans les années 1950, les écrivains mettent carrément les mains dans le cambouis. Le nouveau cogito est : « Je conduis, donc j’écris. » Il fait des ravages. Prendre la route, la défier, c’est s’affranchir des contraintes de son milieu. La jeune bourgeoisie ne croit pas aux lendemains qui chantent, mais se damnerait pour piloter un cabriolet italien ou un coupé anglais. Françoise Sagan (1935-2004), initiée par son père, Pierre Quoirez, vibre aux mélodies des mécaniques survitaminées. Elle n’hésite pas à claquer ses premiers droits d’auteurs en achetant une Jaguar XK 140 d’occasion. Le charmant petit monstre manque de mourir dans un accident de la route à bord d’une Aston Martin DB 2/4 Mk III en 1957.

La route n’épargne pas les auteurs en herbe. Les Hussards perdent leur chef de file, Roger Nimier, en 1962, sur l’autoroute de l’Ouest. Inconsolable, Antoine Blondin se remémorera bien plus tard dans Monsieur Jadis ou l’école du soir l’attachement viscéral que Roger portait à sa voiture de sport : « Contre le trottoir, j’apercevais l’Aston-Martin légendaire, puissante et souple. Nous l’appelions la “vieille maison” parce qu’elle renfermait des rasoirs électriques, des chemises de rechange, des livres, des disques, des déclarations d’impôts, des jeux de patience désuets (avoisinant le compteur étalonné jusqu’à 260 km/h). Ce beau jouet d’impatience était un des refuges de Roger, sa cabane, son lopin de terre, en dernier ressort le seul bien qu’il possédât. »

Autre enfant triste, Jean-René Huguenin, dont le roman La Côte sauvage avait été salué par François Mauriac, disparu à bord d’une Mercedes 300 SL, cette même année 1962. Deux ans plus tôt, Albert Camus avait trouvé la mort avec le neveu de Gaston Gallimard à bord d’une Facel-Vega dans l’Yonne. Plus prudent, Jacques Laurent préférait parader dans d’interminables découvrables. Le succès de sa série « Caroline Chérie » lui permit durant une décennie de mener grand train.

« Série noire », le garage à souvenirs

Dans les années 1970, l’automobile est attaquée de toute part. La « Blanche » n’accueille plus les flamboyants, place aux intellos, velours côtelé, sac à dos et tickets de métro. Littérature et vitesse ne font plus tellement bon ménage. Le politiquement correct avance masqué. Sournoisement, l’écriture s’assèche, la syntaxe s’enraye et les stylistes entrent au garage. Un îlot de résistance s’organise pourtant autour de la « Série noire ». Les auteurs de polars ne dédaignent pas monter en voiture, quitte à malmener leurs lecteurs.

La violence sociale et la tôle froissée servent de décor à d’originales embardées. A.D.G (1947-2004) dégoupille des polars musclés, réactionnaires à souhait, d’une drôlerie folle. Dans Berry Story, il décrit ainsi l’arrivée des hippies en pleine campagne : « Une vieille 2-Chouaux camionnette qui s’est arrêtée en brinquebalant près de notre tas de fumier d’où il montait des petits brouillards chauds. L’était peinturlurée la voiture, pleine d’affiches toutes en couleurs avec des portraitures comme qui dirait orientales, des grands points d’interrogation rouges et jaunes et le nom de la propriétaire en lettres phosphorescentes de trois pouces d’épaisseur “Marahtma SIGMA : Guérit TOUT !!! Voit TOUT !!! Devine TOUT !!!!” » Dans Le Petit Bleu de la côte ouest , Jean-Patrick Manchette (1942-1995) transpose les codes du road-movie US à l’errance du cadre giscardien : « Georges Gerfaut est en train de rouler sur le boulevard périphérique extérieur. Il y est entré Porte d’Ivry. Il est deux heures et demie ou peut-être trois heures un quart du matin. Georges Gerfaut roule à 145 km/h. Georges Gerfaut est un homme de moins de quarante ans. Sa voiture est une Mercedes gris acier […] La raison pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués et en écoutant cette musique-là, il faut la chercher surtout dans la place de Georges dans les rapports de production. Le fait que Georges a tué au moins deux hommes au cours de l’année n’entre pas en ligne de compte. »

Quelques irréguliers sur le bas-côté

Les années 1980-1990 sont fatales à l’automobile comme à la littérature jouissive. Au moment où les marques rationalisent leur outil de production et où les carrossiers sont remplacés par des designers, les écrivains abandonnent peu à peu la voiture comme source d’inspiration. Hors de question pour eux désormais de montrer des signes extérieurs de richesse ou d’originalité, les enjeux environnementaux balbutiants achèvent toutes velléités mécaniques. François Nourissier de l’Académie Goncourt (1927-2011), d’une prose vitreuse, publie cependant en 1990 son Autos Graphie, où il égrène ses souvenirs. « Ma génération aura connu presque en son entier l’aventure automobile, de sa vulgarisation à sa quasi-perfection […] Entre la Citron “à moteur flottant” de Papa et la soupireuse hydraulique d’un de mes beaux-pères, combien d’années ? Un quart de siècle : le temps d’un songe », souligne-t-il, non sans amertume. Un jeune espoir des lettres, Frédéric Berthet (1954-2003), ne snobe pas non plus l’auto. Il débute son livre Paris-Berry par une chronique intitulée « Le tournant des peupliers » : « Toutes les fois que je prends cette autoroute, au départ de Paris, ce n’est pas au péage que j’ai l’impression d’être sorti : mais un peu plus loin, dans un tournant planté de peupliers. Dans ce tournant j’accélère progressivement, je me cale dans mon siège, les cylindres grondent et s’apaisent, dans leur vitesse de croisière. En route. » Quoi qu’en disent les défenseurs de la planète, cette mythologie ne peut pas complètement mourir.  [/access]

Septembre 2016 - #38

Article extrait du Magazine Causeur



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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